S’unir pour un meilleur équilibre entre démocratie représentative et démocratie directe.

VII.1.L’intérêt général au cœur du droit public

L’ensemble des sujets abordés plus haut font régulièrement l’objet de réflexions et de débats parmi les citoyens, les élus, les juges et les gouvernants. Ils font ensuite l’objet de lois et de décisions de justice qui se fondent, dans notre République, essentiellement sur la notion d’intérêt général. Celui-ci « se situe, depuis plus de deux cents ans, au cœur de la pensée politique et juridique française, en tant que finalité ultime de l’action publique. Il occupe une place centrale dans la construction du droit public par le Conseil d’État »1. Les citoyens d’un côté, les trois pouvoirs, législatifs, judiciaires et exécutifs de l’autre sont par rapport à cette notion dans des positions différentes. Les pouvoirs législatifs et exécutifs, sous le contrôle du juge ont l’initiative des lois et sont les auteurs de leur formulation tandis que le citoyen déclare son opinion par le vote. Qu’il s’exprime par ce biais soit indirectement par le canal parlementaire, et a priori, c’est à dire avant que la loi ne soit formulée, ou bien directement par le canal référendaire, et a posteriori, c’est à dire après que la loi a été formulée, le citoyen n’intervient pas, ou théoriquement très peu, dans l’initiative, l’élaboration et la formulation de la loi.

VII.2.Un peuple toujours écarté en raison de son ignorance, de son manque de temps et d’information ?

VII.2.1L’abbé Siéyès et l’ignorance du peuple au XXI° siècle.

Ces rapports de force sont le fruit de l’histoire et de l’évolution des institutions depuis la révolution. En 1789, l‘Abbé Siéyès tenait le peuple pour incapable de savoir quel était l’intérêt général : « La très grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ». Il en en concluait que « c’est pour l’utilité commune qu’ils se nomment des représentations bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général, et d’interpréter à cet égard leur propre volonté. »2 Le niveau d’instruction des Français aujourd’hui, même s’il est encore inégalement réparti, n’a plus grand rapport avec celui qu’ils avaient en 1789. De même, le temps de travail ayant largement diminué, l’espérance de vie ayant augmenté, le temps disponible pour s’occuper des choses publiques est considérablement plus élevé. Enfin, l’accès à l’information est beaucoup plus immédiat pour une plus grande partie des gens aujourd’hui – même s’il n’est pas sûr que tout le potentiel dans le domaine soit correctement exploité – en particulier grâce aux technologies numériques, qu’il ne l’était au XVIII° siècle où, seuls les journaux, les livres, les cafés et les salons accessibles à un petit nombre, permettaient de s’informer et d’échanger, efficacement du reste. D’ailleurs, pour reprendre la réflexion de Stéphane Caporal dans son allocution au VII° congrès français du droit constitutionnel « Au XVIIIe siècle, ce sont les discussions dans les cafés et les cercles de pensée qui ont permis de développer le modèle (bourgeois) de gouvernement fondé sur le caractère public de l’information ; […] Pourquoi ce modèle ne fonctionnerait-il pas sur une plus grande échelle alors que de nouveaux moyens d’information et de communication le permettent ? »3 Il me semble que, si effectivement de plus en plus d’informations en particulier sur les sujets politiques – rapports, enquêtes, livres, articles, reportages, déclarations, entretiens, débats … sous forme papier, numérique ou audiovisuelle – existent pour le public, leur utilisation est freinée par leur coût d’accès, leur quantité, leur disparité, et par la capacité des citoyens d’en tirer profit seul.

VII.2.2« Le cliché de l’impossible objectivité n’est souvent que l’asile de la paresse – ou de la fourberie »4

Une des raisons qui m’ont poussées à entreprendre la rédaction de cet ouvrage, comme je l’ai indiqué dans le préambule, est précisément l’exaspération que j’éprouve face à l’indigence de l’information politique de masse. Dans une tentative de faire part de mon sentiment profond sur les différents sujets abordés, il m’a fallu aller vers une information riche et abondante afin de la synthétiser et de l’exprimer de manière accessible, je l’espère du moins, pour la partager avec le plus grand nombre de mes concitoyens. Le temps consacré a été non négligeable, et il en faudra davantage encore pour faire de la « veille » informationnelle. C’est pourquoi, il me semble incontournable qu’une vaste plate forme numérique d’information politique rassemblant des contributeurs experts de leurs domaines sur les questions politiques soit créée dans l’intérêt général. Il est nécessaire de rassembler, d’analyser et de rendre accessible facilement la plus grande information de qualité possible sur les questions politiques pour aider les citoyens que nous sommes à formuler nos opinions, nos propositions, nos critiques sur tout ce qui touche aux politiques publiques, c’est à dire à notre propre vie dans la société. Le débat public, audiovisuel surtout, semble se satisfaire, à de rares exceptions près, d’arguments plus insignifiants, déformés ou démagogiques les uns que les autres. L’absence de rigueur dans les termes, dans les chiffres, la pauvreté des faits évoqués, donnent aux échanges un caractère de moins en moins constructif. Pire, le soucis d’affirmer son opinion, de développer son commentaire, de paraître le plus fort et d’emporter l’adhésion face à l’adversaire politique par force persuasion l’emporte sur la volonté de faire avancer les idées par le dialogue et la volonté de convaincre par un jugement appuyé sur des faits étayés. Un débat télévisé est pour cela d’une rare inefficacité sur le plan informationnel et n’aide pas, par nature à se forger une opinion tant « celui qui sort vainqueur du débat doit bien souvent sa victoire non pas tant à la justesse de son jugement quand il soutient sa thèse, qu’à l’astuce et à l’adresse avec lesquelles il l’a défendue. Ici, comme dans tous les cas, c’est l’inné qui se révèle le meilleur conseiller »5 Par ailleurs, les plateaux télévisés sont, sur les chaînes au moment des heures de grande écoute, littéralement surchargés d’intervenants, les sujets sont à peine effleurés, les idées à peine creusées, la contestation journalistique rarement efficace, quand elle souhaite l’être… Tout cela ne peut qu’engendrer la confusion, le rejet ou des prises de positions radicales. Le recours aux chiffres est particulièrement éclairant. Combien de fois entend-on qu’il ne faut pas noyer le téléspectateur avec des chiffres ou bien encore que l’on peut faire dire aux chiffres ce que l’on veut, laissant croire qu’ils n’ont pas de portée. La vérité, c’est que parmi tout ce que l’on peut dire à partir de chiffres il en existe de pertinentes dès que ceux-ci sont justes et bien employés. L’argument rhétorique utilisé contre les chiffres n’est le plus souvent que le signe de la volonté de s’affranchir de les utiliser correctement. Plus généralement, la fabrique industrielle de l’opinion, celle du café du commerce, au-delà du seul média télévisé, est de plus en plus fondée sur le sensationnel, l’irrationnel, le sentiment, en particulier celui de l’appartenance partisane. Celui-ci prend le dessus sur l’analyse, l’objectivité, la prise de recul et la recherche de perspective dans des débats respectueux, sereins et constructifs. C’est plus vendeur moins ennuyeux peut-être mais extrêmement dangereux, car la démagogie ruine la démocratie. Il faut en définitive en politique, passionnément user de la raison plutôt que raisonner froidement sur l’usage du sensationnel comme le font nombre de politiciens ou de journalistes. Le livre, la diffusion numérique permettent ce temps long de la réflexion, de l’archivage, de l’actualisation et de l’échange. La réappropriation collective de ces outils, et l’exigence d’une information de qualité est donc une nécessité démocratique. C’est un véritable combat qu’il faut mener en définitive car aujourd’hui plus qu’hier encore « le mal le plus pernicieux, c’est l’opinion déguisée en information »6.

VII.3.Une crise profonde entre parlement et démocratie directe

L’abbé révolutionnaire a aussi critiqué la démocratie directe exercée par les citoyens pour la raison que « s’ils dictaient des volontés, ce ne serait plus cet état représentatif ; ce serait un état démocratique ». Il ne faut pas oublier que l’idéal du représentant de l’époque était qu’il travaille à formuler l’intérêt général, en tout état de cause celui de sa circonscription, en toute indépendance. Mais comment peut-on soutenir que le système représentatif français actuel soit autre chose qu’un parlementarisme partisan ? Que l’idéal du législateur indépendant est dans bien des cas une vue de l’esprit ? Le référendum est là pour contrebalancer les dérives de l’usage du mandat représentatif. Mais son usage récent a pu montrer ses limites, à la fois répondre à la question et renforcer ou au contraire couper la confiance avec l’élu du Peuple qui la pose. Ce faisant ce sont peut-être les modalités d’organisation du référendum qu’il faut revoir, en privilégiant le référendum d’initiative populaire. En attendant le canal référendaire n’est pas à jeter aux orties, il représente quand même une potentialité démocratique réelle. Seulement, l’équilibre par la démocratie, c’est à dire le gouvernement du Peuple, que le général de Gaulle voulait trouver par la légitimité du plébiscite référendaire, n’est non seulement peut-être pas suffisant mais de surcroît pas non plus garanti.

Car la crise opposant le canal parlementaire et le canal démocratique est profonde, et l’éloignement du citoyen préoccupant. Aujourd’hui, comme hier déjà, « le pouvoir du peuple, n’est jamais que le pouvoir de quelques chefs de parti »7 Et même si le contrôle du juge constitutionnel «permet d’éviter que le législateur ne justifie son atteinte à un droit ou à une liberté par n’importe quel objectif d’intérêt général »8 en exigeant que le motif d’intérêt général soit adéquat, ou que le texte poursuive « un objectif d’intérêt général suffisant à l’appui d’une mesure qui porte atteinte à un droit ou à une liberté protégés par le Conseil »9 et cela de manière claire et compréhensible, le citoyen n’a pas la garantie que sa volonté soit traduite par le législateur. Et il y a urgence à contenir la dérive potentielle d’un plus grand parlementarisme qui se heurterait à la démocratie : « L’opposition entre démocratie et parlementarisme, qui était une des clefs de la Ve République, s’affaiblit tandis que s’opère corrélativement une remise en cause de l’institution référendaire dans sa dimension constituante comme dans sa dimension législative. »10 Là où la réunion du Congrès pour un référendum devait constituer une exception à l’usage Gaullien de cet outil démocratique, et ne concerner que des « réformettes » selon le Général, la pratique parlementaire qui a consisté à contourner cette exception est devenu la règle pour des sujets essentiels. A tel point qu’aujourd’hui rien ne garantit la survie du canal référendaire : « rien n’empêche une loi constitutionnelle approuvée par le Congrès de modifier l’article 89 ou l’article 1111 pour supprimer la voie du référendum, […] Ce que le Congrès du Parlement donne au peuple, le Congrès du Parlement peut le le lui reprendre et cela sans aucune limite. » Se pose alors la question de l’équilibre à trouver entre démocratie directe où tous les citoyens ont voix au chapitre, au risque de n’exprimer que leurs intérêts particuliers, et démocratie indirecte, où leurs représentants interprètent leur volonté générale au risque de la trahir.

Qui ne peut donc voir l’urgence de la réappropriation de la notion d’intérêt général par les citoyens pour renforcer le canal démocratique tout aussi bien que le canal parlementaire ? Le Conseil d’État s’en est préoccupé qui, déjà en 1998, affirmait dans le rapport cité plus haut « Dès lors que l’arbitrage ultime revient à l’autorité démocratiquement investie de la compétence pour formuler l’intérêt général, la légitimité des choix retenus sera renforcée par une meilleure association des citoyens à l’élaboration et à la mise en œuvre des décisions qui les concernent. ». Constatant que «la crise de l’intérêt général n’est pas étrangère à la crise des valeurs communes d’une société dans laquelle beaucoup ont du mal à se retrouver », il réaffirme la nécessité de «  la capacité pour chacun de prendre de la distance avec ses propres intérêts ». Mais cette capacité du citoyen à s’investir dans la recherche de l’intérêt général est d’autant moins grande que l’individualisme progressant dans la société l’en éloigne : « Force est de constater qu’en valorisant des finalités qui privilégient surtout le particularisme des intérêts, la société ne facilite pas le développement d’un espace où l’universel puisse l’emporter sur le particulier » et l’énergie nécessaire pour insuffler le sens du collectif ne peut pas être décrétée par les institutions : «  Au refus des disciplines exigées par la recherche de l’intérêt général ou au désintérêt constaté pour le bien public, il n’existe pas de remède institutionnel. On ne réveille pas les énergies par voie législative. »

Le Conseil d’État conclut dans son rapport à la nécessaire responsabilité des citoyens : « Ce n’est pas par la contrainte que des individus porteurs de droits – et attachés à leur sauvegarde – seront amenés à se comporter en citoyens et à faire preuve de cette vertu dans laquelle les philosophes du XVIIIème siècle ont vu le ressort de la République. C’est en tant qu’êtres autonomes et responsables qu’ils participeront à la définition et à la mise en œuvre des fins d’intérêt général. » Toutes ces questions anciennes nécessitent d’être réinvesties par les citoyens que nous sommes afin de mieux nous garantir que notre volonté sera traduite le plus fidèlement et que notre intérêt commun soit le plus justement et efficacement défendu.

1In « Réflexions sur l’intérêt général ». Rapport du Conseil d’État. Novembre 1998. Rapport public 1999

2In Archives parlementaires de 1787 à 1860, tome VIII, Paris, librairie administrative de Paul Dupont, 1875, p 594. Gallica

3in VIIe Congrès français de droit constitutionnel – Atelier n°3 : Constitution et pouvoir constituant. Stéphane Caporal Professeur à l’Université de Saint-Etienne Doyen honoraire de la faculté de droit. Conclusion de la communication. Consultable sur droitconstitutionnel.org

4Jean François Revel. Op. Cit. p 234

5In « L’art de toujours avoir raison ». Schopenhauer.

6Jean François Revel. Op. Cit. p. 235.

7 In « Constitution de l’Angleterre » Jean Louis de Lolme p. 311. Van Harrevelt. Amsterdam. 1778.

8In « L’intérêt général dans la jurisprudence du conseil constitutionnel ». Guillaume Merland, Maître de Conférences en droit public à l’Université Montpellier I (CERCOP). Acte de colloque P 8. Sa thèse au titre éponyme a été publiée en 2004 aux éditions LGDJ et a reçu le Prix de Thèse du Conseil constitutionnel.

9ib.

10Stéphane Caporal op. cit

11L’article 11 de la Constitution prévoit qu’un référendum d’initiative parlementaire puisse être présenté au peuple s’il réunit un cinquième d’entre eux, c’est à dire 195 députés et un dixième des électeurs inscrits, soit environ 4,5 millions d’électeurs.