S’unir pour consolider l’UE 

La tendance de nombreux élus ou de personnalités politiques françaises, et de plus en plus de français, à rejeter la responsabilité des difficultés de la France à sortir de son marasme économique, sur l’UE est de nature à compromettre non seulement le projet d’une « union sans cesse plus étroite »  telle qu’elle est prévue dans le traité de Lisbonne, mais également le projet d’union tout court. De plus en plus des voix s’élèvent dans les partis d’extrême droite, d’extrême gauche et les souverainistes de tous bords, pour sortir de la zone euro et même de l’UE accusant celle-ci, comprendre la commission européenne, ou « Bruxelles »  dans les appellations les plus simplistes d’imposer des « diktats »1 et de promouvoir un « ultra » ou un « néo » libéralisme contraire à l’intérêt des citoyens. Ceci appelle plusieurs remarques.

V.1.L’UE, la Commission, l’ « ultra » et le « néo » libéralisme, le marché, la concurrence non faussée pure et parfaite  : combattre les amalgames et les abus de langage

Tout d’abord, les institutions de l’UE ne se résument pas à la seule Commission. Le Conseil européen, le conseil de l’UE, le Parlement, la cour de justice de l’UE, la BCE et la banque européenne d’investissement en forment les principaux piliers. Tous, imparfaits qu’ils soient, ont un fonctionnement perfectible, du point de vue de l’efficacité et du point de vue démocratique. Mais rejeter l’UE, au seul motif que « Bruxelles » impose ses « diktats » est une réaction disproportionnée.

La formulation en est excessive car les termes employés renvoient aux conditions imposées à l’Allemagne lors du traité de Versailles, qui, on en convient, ne sont pas exactement les conditions ni le contexte dans lesquels la Commission travaille. Là encore, le débat public s’appauvrit et la base de la démocratie s’altère, si les termes employés ne décrivent pas le plus fidèlement possible la réalité. Pire, ils peuvent abuser et tromper l’opinion. Là encore l’intérêt général exige plus de clarté et de rigueur dans le débat, et le respect de cette exigence devrait émaner des responsables politiques en premier lieu.

Ensuite les termes « ultra » ou « néo » libéralisme sont problématiques. Le libéralisme qui sert de référence, fonctionne déjà assez peu d’après la théorie puisqu’il ne possède pas d’instrument de mesure universel des échanges. Il s’agit en fait d’un « pseudo » libéralisme. Ensuite ces qualificatifs, s’ils se rapportent au libéralisme à travers la recherche de l’efficacité du marché avec un minimum d’intervention de l’État, en élargissent le champ d’application à la plupart des échanges entre individus, niant qu’une société puisse exister au-delà de la stricte recherche de l’intérêt individuel2. Sur ce dernier point il n’est pas du tout certain que toutes les décisions de la Commission s’appuient sur cette vision égoïste. Si l’on se réfère au traité de Rome qui fonde l’UE il est même plutôt assez clair que sa vision est celle d’un économie qui doit être au service de la société.

Derrière ces mots, la question centrale est celle de la concurrence non faussée du marché, lequel est à la base de la construction européenne. Le caractère non faussé du marché, a ceci de sain a priori qu’il permet de stimuler les énergies, la prise de risque et l’innovation pour proposer des biens et des services appréciés par un prix fixé sur le marché où l’offre et la demande se confrontent. Tant que l’on s’accorde à savoir quels biens et quels services entrent dans le champ du marché, jusque là, théoriquement, rien de quoi engendrer une levée de boucliers surtout si l’on en revient à l’origine de ce concept de libre-échange où, au XVIII° siècle notamment les premières théories économiques apparaissent. De multiples entraves, que ce soit des taxes ou des droits de douanes plus ou moins élevés ou disparates entre pays ou entre provinces d’un même pays, faisaient obstacles aux échanges commerciaux en même temps que des politiques agressives favorisaient par la guerre le commerce international d’un pays, le Royaume-Uni par exemple, au détriment d’un autre, dans ce cas la France rivale commerciale et maritime. Aujourd’hui, loin d’avoir disparu, les guerres, le crime organisé, l’économie souterraine, la corruption, la contrefaçon et les trafics en tout genre, sont autant d’entraves au commerce civil légal. Ces entraves appellent des réponses spécifiques en terme de défense, de sécurité, de surveillance de police et de douanes. Conjointement d’autres réponses ont été et doivent encore être trouvées contre, par exemple, les monopoles, les ententes, l’optimisation fiscale qui sont les éléments qui faussent ou dénaturent l’échange, et que la Commission a, selon les textes, pour mission de combattre. Elle a aussi pour mission de négocier des accords d’échanges commerciaux dans l’intérêt des citoyens de l’Union, c’est à dire en régulant les marchés. Et pour que cette régulation se fasse bien au service des citoyens de l’UE et dans une recherche d’équité, l’opacité des négociations entre la Commission et les États doit disparaître. Car ce travail en quasi secret éveille les suspicions et discrédite encore davantage son action et son mode de fonctionnement, et ouvre la brèche dans laquelle s’enfoncent tous les « anti-libéraux » qu’ils soient de gauche ou de droite. Dans le cadre du CETA par exemple, en 2013, la sénatrice Marie-Noëlle Lienneman, lors d’une question écrite au ministre des Affaires étrangères, se plaignait ainsi du manque d’information sur les éléments de la négociation en cours, soulignant l’inégalité de traitement de l’information des deux côtés de l’Atlantique. Elle notait en des termes pesés : « que le gouvernement canadien est plus prolixe que les instances européennes et qu’il multiplie les argumentaires en direction de ses ressortissants au sein de ses différentes provinces »3.

Les défenseurs du libéralisme qui prônent la réduction au maximum de l’intervention des États pour libérer les mécanismes du marché, estiment que cela permettrait théoriquement de le rendre efficace et de satisfaire au mieux les intérêts de l’offre et de la demande, comprendre les vendeurs d’un côté, les acheteurs de l’autre. Ses détracteurs le condamnent pour les effets dévastateurs dont on a parlé plus haut. Les premiers se trompent sur le côté mécanique de leur système car le dollar est un problème fondamental qui le fausse en le rendant instable et inéquitable. Les seconds le condamnent ou le critiquent soit pour sa nature profondément violente et inégalitaire soit en raison d’un manque de contrôle, de justice et de réglementation. Les premiers oublient surtout de rappeler quelles sont les hypothèses de l’équilibre du marché, à savoir principalement la rationalité des agents et l’accès gratuit et immédiat à l’information qui assurent les conditions de la concurrence pure et parfaite. Ces hypothèses ont été depuis plusieurs années dénoncées comme reposant sur des bases douteuses lorsqu’elles sont confrontées aux études comportementales : « Au XX° siècle, l’économie s’est développée de façon autonome à travers la fiction de l’homo œconomicus, c’est à dire de l’hypothèse simplificatrice selon laquelle les décideurs (consommateurs, hommes politiques, entreprises…) sont rationnels, au sens où ils agissent au mieux de leurs intérêts étant donné l’information dont ils disposent. »4 Argument supplémentaire pour souligner l’aspect contrefait du libéralisme régnant. C’est pourquoi l’accès et la compréhension de l’information économique et politique  est un enjeu crucial pour les citoyens. C’est ce que les économistes ont contribué à affirmer en faisant de « la théorie de l’information, [une] avancée majeure de l’économie durant les quarante dernières années. Cette théorie se fonde sur une évidence : les décisions des acteurs économiques (les ménages, les entreprises, l’état) sont contraintes par l’information limitée dont ils disposent. » Cependant, dans les débats publics politiques, les vieilles théories ont la vie dure, et ont une fâcheuse tendance à les pourrir. Enfin, les plus radicaux parmi les opposants au « pseudo » libéralisme proposent quant à eux une large palette de changements qui vont de la révolution la plus radicale à l’autoritarisme de l’homme à poigne. Pas sûr que l’intérêt général y soit mieux défendu dans les deux cas. Reste la voie de la raison éclairée, qui nécessite de structurer l’information et de donner aux citoyens les moyens d’en tirer profit, avec un enseignement adéquat, afin de forger leur opinion et de juger des paroles et des actes de ceux qui sont supposés les défendre. Ce qui fait dire à l’économiste Jean Tirole : « L’économie est comme toute culture, qu’il s’agisse par exemple de musique , de littérature ou de sport : nous l’apprécions mieux si nous la comprenons. Comment faciliter l’accès du citoyen à la culture économique ? »5. L’éducation, le journalisme, les partis politiques, l’édition sont les moyens par lesquels cette culture économique devrait être diffusée largement. Sauf qu’il manque pour un nombre croissant de sujets de plus en plus complexes, dans la jungle des articles, des livres et des propos tenus çà et là dans les médias de pouvoir s’appuyer rapidement sur des arguments fiables, actualisés et mis en perspectives. C’est ce manque que dénonçait déjà Jean-François Revel quand il écrivait « […] même dans le sociétés qui s’appuient sur une longue tradition démocratique et observent un grand respect pour la liberté d’expression, seule une petite fraction des journaux et des médias sont conçus et utilisés en vue de fournir au public une information exacte et des commentaire sérieux, dans la mesure des possibilités humaines, bien sûr »6Ce présent appel à l’union pour l’intérêt général devrait se traduire par la mise place d’un collectif de contributeurs spécialisés dans le plus grand nombre de domaines d’intérêt public dont nous passons en revue ici les plus fondamentaux (cf. VII.2.2)

V.2.Lutter contre les dysfonctionnements de la Commission, non sa légitimité.

La Commission a une légitimité démocratique puisqu’elle est constituée de commissaires nommés par les gouvernements formés à la suite d’élections. Et pour beaucoup, ces gouvernements défendent pour leur propre pays une vision « libérale » de l’économie. Il n’est donc pas étonnant que la Commission la respecte, et si l’on souhaite collectivement réduire les effets néfastes d’un pseudo-libéralisme, c’est en déléguant des représentants qui en défendent une autre vision. De plus, elle n’est pas un groupe de puissantes nations qui imposent leurs lois à une nation vaincue, et ses moyens sont beaucoup plus limités que ceux des États. Elle n’est pas non plus un groupuscule issu de nulle part qui prend ses décisions sans rendre des comptes à des institutions. Mais il est évident que la manière dont elles sont prises pose, non seulement un problème de transparence comme nous l’avons vu plus haut avec le CETA, mais également un problème d’indépendance de plus en plus aigu. C’est ce qu’illustre tout récemment la bataille autour de la question de la présence de perturbateurs endocriniens dans les produits commercialisés. La commission fonde son projet de réglementation de ces substances en se référant essentiellement à l’avis de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Celle-ci indique que, compte tenu des études réalisées, «  les perturbateurs endocriniens peuvent dès lors être traités comme la plupart des autres substances jugées préoccupantes pour la santé humaine et l’environnement, à savoir faire l’objet d’une évaluation des risques et non seulement d’une évaluation des dangers». »7 Seulement voilà, des États, comme la France, le Danemark et la Suède, et des ONG s’opposent à cette formulation qui, selon eux, mettent justement en danger la santé des citoyens. Ils ont d’ailleurs fait condamner la Commission qui n’a pas indiqué à la date prévue par le législateur les spécifications qu’il attendait sur ces produits 8. A cela s’ajoute que la Commission prend des libertés avec ce qu’a voté le Parlement. C’est ainsi que le président de la commission de l’environnement du Parlement a signifié au commissaire à la santé chargé du dossier, Vytenis Andriukaitis, que la Commission avait excédé ses compétences d’exécution « en modifiant des  » éléments essentiels  » de la loi. Dans une note du 10 octobre, la France, le Danemark et la Suède ne disent pas autre chose, estimant qu’elle n’a pas le droit de revenir sur  » le choix politique du législateur  » »9 . Le comble étant que la formulation de la Commission est apparue avant même la publication des études scientifiques servant à l’appuyer. Enfin, il faut souligner que les membres de l’EFSA sont régulièrement mis en cause en raison de conflits d’intérêt avec l’industrie pourvoyeuse de ces substances. En 2012, un rapport de la la cour des comptes européennes a conduit ainsi à renouveler 80 % des membres de l’Autorité qui est constituée de membres nommés sur proposition… de la Commission. Ce genre de dysfonctionnement devient de plus en plus inadmissible d’autant que le rejet de l’UE se fait de plus en plus fort. Ces pratiques doivent disparaître.

V.3.Traité de l’UE : l’affirmation de la défense de l’intérêt général européen

Bien qu’ils agissent en fonction du Conseil européen, des droits que les textes leur accordent dans une concertation à vingt-huit États, et en fonction des recommandations qu’ils reçoivent des agences européennes, « théoriquement » indépendantes comme nous l’avons vu plus haut, les commissaires sont en proie à de vives critiques, souvent légitimes, mais qui alimentent facilement le rejet de l’UE au sens large. Malgré tous ces dysfonctionnements, la Commission a officiellement pour mission de défendre l’intérêt général européen. Le Traité européen déclare en effet dans son article 17 « 1. La Commission promeut l’intérêt général de l’Union et prend les initiatives appropriées à cette fin ». Par ailleurs le Protocole n° 9 du Traité de Lisbonne précise bien les prérogatives des États dans la promotion et la préservation des périmètres de cette notion en leur sein, et pas seulement sur le plan économique :

Article premier

Les valeurs communes de l’Union concernant les services d’intérêt économique général au sens de l’article 14 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne comprennent notamment :

– le rôle essentiel et la grande marge de manœuvre des autorités nationales, régionales et locales dans la fourniture, la mise en service et l’organisation des services d’intérêt économique général d’une manière qui réponde autant que possible aux besoins des utilisateurs ;

– la diversité des services d’intérêts économique général et les disparités qui peuvent exister au niveau des besoins et des préférences des utilisateurs en raison de situations géographiques, sociales ou culturelles différentes ;

– un niveau élevé de qualité, de sécurité et d’accessibilité, l’égalité de traitement et la promotion de l’accès universel et des droits des utilisateurs.

Article 2

Les dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la compétence des États membres relative à la fourniture, à la mise en service et à l’organisation de services non économiques d’intérêt général.

Voyant que son indépendance a régulièrement été attaquée au motif de ne pas fonctionner démocratiquement et de contrevenir aux intérêts des citoyens, la commission a publié un Livre vert sur les services d’intérêt général déjà en mai 2003 qui met en regard la notion d’intérêt général européen et celle de marché. La Commission y rappelle que « Les services d’intérêt général se trouvent au cœur du débat politique. Ils touchent à la question centrale du rôle joué par les autorités publiques dans une économie de marché, à savoir, d’une part, veiller au bon fonctionnement du marché et au respect des règles du jeu par tous les acteurs, et d’autre part, garantir l’intérêt général, notamment la satisfaction des besoins essentiels des citoyens et la préservation des biens publics lorsque le marché n’y parvient pas.»10 La logique des textes est de définir un certain nombre de services d’intérêt économique général qui correspondent en fait aux missions de services publics définis par les États ainsi : « Fermement ancrés dans les valeurs communes de l’Union, les services d’intérêt économique général (SIEG) jouent un rôle fondamental dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale. »11 La Commission précise d’ailleurs qu’ « en l’absence de règles spécifiques au niveau de l’Union, les États membres sont généralement libres de déterminer la façon dont il convient d’organiser et de financer leurs SIEG. » Il est donc difficile d’arguer que la Commission et l’UE n’ont pas officiellement pour finalité de défendre l’intérêt général, ni pour objectif de réguler un marché en ne l’abandonnant pas au laisser-faire tant décrié. C’est sur ces bases que la formulation d’un intérêt général européen a évolué jusqu’au traité de Lisbonne. Même si l’accumulation d’une crise économique profonde, d’un lobbying d’intérêt entrepreneurial ou de secteur, de dysfonctionnements inadmissibles du point de vue de la santé ou de la démocratie, interrogent, inquiètent, voire scandalisent trop souvent, soixante ans de construction européenne même imparfaite ne peuvent pas, au regard de l’histoire tragique de l’Europe, n’être qu’une parenthèse.

V.4.La fin de l’euro ? un désastre à éviter

Après la Commission, c’est au tour de l’euro d’être accusé de tous les maux. C’est une monnaie sans État, et les critères de convergence économiques adoptés lors de la signature du traité de Maastricht – rester en deçà d’un volume de dette publique représentant 60 % du PIB, et en deçà d’un déficit budgétaire de l’état de 3 % du PIB – semblent difficiles à atteindre, en particulier pour la France, mais aussi pour les pays les plus en difficultés après la crise portant sur les dettes publiques comme la Grèce. Ce qui fait que l’on peut se dire logiquement qu’il suffirait de quitter l’euro pour retrouver les marges de manœuvre qui nous sauveraient. Alors, sortir de l’euro pour en revenir à une souveraineté nationale totale ? Le retrait de la France de la zone euro aurait en réalité de lourdes conséquences sur notre dette, sur la fluctuation du cours de notre devise, sur notre commerce international, et enfin sur le projet européen lui-même.

V.4.1Sur la dette, le taux de change et le commerce extérieur français : des avantages hypothétiques et restreints, des inconvénients majeurs et certains

D’abord pour la charge de notre dette publique. Celle-ci représentant environ 2 000 milliards d’euros, soit l’équivalent de notre Produit Intérieur Brut annuel, génère autour de 50 milliards d’intérêts annuels dans un contexte ou les taux d’intérêts, de très bas, sont même devenus récemment légèrement négatifs, puis recommencent légèrement à monter. Un retour au franc signifierait une dépréciation de 20 % selon les hypothèses qui circulent chez les économistes. Si nous la remboursons en franc cela spolierait ceux qui ont investi en France, ce qui aurait comme effet une perte de confiance des futurs investisseurs étrangers dans notre pays, et se traduirait probablement par une forte hausse des taux d’intérêts et donc des investissements plus coûteux et par un renchérissement de la charge de la dette, cette fois libellée en francs.

Ensuite, la fluctuation du taux de change. Le franc réapparu, il est peu probable que l’euro subsiste. Dès lors les monnaies nationales fluctueraient sur le marché des changes, avec tous les risques de spéculations que cela comporte. Or la monnaie unique européenne a ceci de positif qu’elle a permis d’éviter les risques de change entre pays et a pu dynamiser le commerce dans la zone. C’est ce quis’est passé entre les années 2000 à 2006. Le commerce intra-zone a crû dans cette période de 88 % alors que celui avec le Royaume-Uni augmentait de 55 %, et celui avec les États-Unis augmentait de 44 %12. Il faut aussi rappeler que la conception de l’euro remonte à bien plus longtemps que sa mise en circulation au début des années 2000. Ce projet d’union monétaire est né avec le traité de Rome mais ne put se réaliser en raison des accords de Bretton Woods. Avant la décision de Nixon de suspendre la convertibilité or du dollar, déjà en 1968 les fluctuations entre monnaies de la Communauté Économique Européenne posaient problème. 1972 puis 1979 marquent la volonté de stabiliser les taux de change avec la création du serpent monétaire européen puis du système monétaire européen. L’euro a été créé dans la continuité de cette volonté de stabilisation. En sortir ouvrirait la voie à une spéculation qui n’est jamais saine pour la collectivité. A tout le moins, il faudrait négocier un retour vers un système qui protégerait les monnaies de la spéculation sur les taux de change, comme l’ancien SME. C’est à dire perdre un peu de la souveraineté que l’on souhaitait regagner en sortant de l’euro…

Enfin le commerce international. Revenir au franc déprécié de 20 % de sa valeur sur le marché des devises signifierait une hausse des prix de toutes nos importations et une baisse des prix de nos exportations, avec une hausse des ventes à la clé si les produits gagnent en compétitivité grâce à un prix désormais plus attractif. Les conséquences en seraient une hausse des prix du détail d’un certain nombre de produits, ou une baisse de marges des entreprises et donc des revenus des actionnaires, ou une baisse des capacités d’investissement. Prenons le cas des hydrocarbures. D’abord, il faut noter que le cours de l’euro par rapport au dollar a permis de diminuer la facture des hydrocarbures dont nous avons, comme d’autres nations, tant de mal à nous défaire. Ensuite, si le prix en franc des hydrocarbures augmente par exemple, soit le prix à la pompe augmentera, soit le gouvernement fera le choix de diminuer les taxes (TIPP) pour ne pas affecter le prix, mais cela diminuera les recettes publiques d’autant. Dans tous les cas, cette hausse fera diminuer tantôt le pouvoir d’achat des ménages, la rentabilité ou la capacité d’investissement des entreprises tantôt les recettes de l’État. Il est probable que dans ce contexte où les taux d’intérêt pourront s’élever rapidement, le crédit devenant plus cher, l’investissement sera plus difficile. D’autre part, la fin de l’euro qui suivra le retrait de la France aura pour effet d’affaiblir une marché unique dont le volume des échanges augmente depuis des années. De 2014 à 2015 il a même augmenté davantage qu’auparavant atteignant une hausse de 4,7 %. L’UE connaît par ailleurs un solde positif avec le reste du monde de 64 milliards d’euros en 2015 surtout du fait l’Allemagne qui enregistre un excédent avec le reste du monde de 179,4 milliards. De ce fort dynamisme la France ne profite pas pleinement : l’augmentation du commerce intra UE de la France n’a été que de 1,35 %13 La France et l’Allemagne sont par ailleurs l’un pour l’autre des partenaires commerciaux de premier plan. Elle est de loin notre premier partenaire commercial, avec qui nous réalisons 16,6 % de nos échanges14. Elle est un investisseur étranger de première importance également : « avec 141 projets en 2015, l’Allemagne est à nouveau le deuxième investisseur direct créateur d’emplois en France et les investissements allemands représentent 15 % de l’ensemble des projets d’investissements étrangers » 15. Un mark réévalué à la hausse, ce qui ne manquerait pas d’arriver compte tenu des forts excédents commerciaux allemands depuis plusieurs années aurait pour effet d’affaiblir notre principal partenaire. Structurellement exportatrice, les exportations représentant 47 % de son PIB en 2015 (30 % pour la France)16, l’Allemagne verrait ses prix à l’exportation singulièrement grimper entraînant une certaine perte de compétitivité qui, selon l’ampleur de la hausse, serait facteur de chômage. S’en suivrait naturellement une baisse de la demande intérieure, potentiellement nuisible à nos exportations vers notre voisin, mais aussi une baisse de ses capacités d’investissement dans notre pays, toutes deux dommageables à moyen terme à notre propre économie. Sortir de l’euro, serait un affaiblissement mutuel franco-allemand, et par effet d’entraînement, le serait pour nos voisins de l’UE. Le seul avantage, vu de manière séparée d’un contexte qui promettrait d’être particulièrement incertain – spéculation sur les devises, hausse des taux d’intérêts, baisse de la demande européenne et toujours le déséquilibre du système lié au dollar contre lequel, sans l’euro, pour le coup nous aurions encore plus de mal à lutter –, serait pour la France de gagner des parts de marché à l’exportation en étant moins cher, c’est à dire en augmentant ses volumes de vente. Mais si l’on invente un nouveau SME pour se protéger des fluctuations de taux de change, alors le ministre allemand de l’économie pourra dire exactement la même chose que son prédécesseur dans les années 1980 à savoir que «  le SME est une machine à subventionner les exportations allemandes »17 pas nécessairement les nôtres.

V.4.2Une question indépendante de la capacité exportatrice limitée de la France …

Saurions-nous en définitive être plus capable d’exporter avec un franc déprécié ? En tout cas pas dans l’immédiat, et cela risque de prendre du temps si aucune politique, aucun investissement en faveur d’un outil productif efficace tourné vers l’export ne voit le jour. Car nous ne sommes pas suffisamment armés pour cela encore. Pendant que les entreprises allemandes investissaient dans leur tissu productif national pour exporter, les entreprises françaises investissaient à l’étranger. En 2000, les deux pays étaient assez proches sur ces deux plans. Depuis cela a divergé, laissant se dépérir le tissu industriel français au profit de fusions-acquisitions à l’étranger. Une des raisons provient d’une culture de l’entreprise différente de part et d’autre du Rhin, le fameux capitalisme rhénan de nos voisins germaniques : « Les dirigeants des multinationales allemandes ont souvent gravi les échelons à l’intérieur de l’entreprise. Ils sont donc sensibles à la culture du groupe. A l’inverse, les dirigeants français sont passés par des cabinets ministériels et sont parachutés. Pour eux, l’internationalisation de l’entreprise, c’est faire des opérations de fusion-acquisition ».18 De plus nous comptons trop peu d’entreprises tournées vers l’exportation : « Quand la France affiche entre 120.000 et 130.000 entreprises exportatrices, dont près de la moitié ne développent pas de courants d’affaires réguliers, l’Italie et l’Allemagne en recensent 300.000 et 400.000 environ ». 19De ce fait nous sommes structurellement déficitaires depuis des années avec un solde de – 63,5 milliards d’euros en 2015. Notre déficit le plus important après la Chine (-28,6 milliards) se fait avec l’Allemagne (-15 milliards). Il provient essentiellement avec elle du secteur industriel : Équipements mécaniques, matériel électrique, électronique et informatique (-3,1) Matériels de transport (-4,9) Autres produits industriels (-5,8)20. Et c’est précisément dans l’industrie des biens manufacturés que l’emploi en France est en situation de tension (voir note infra) – manque de formation adaptée, d’attractivité de la filière -. Et dans ce secteur ce n’est pas le coût du travail qui nous pénalise en France en étant plus fort qu’en Allemagne, car en réalité il est plus faible en 2015 : « le coût horaire de la main-d’œuvre au deuxième trimestre 2015 est désormais inférieur à Paris (37,50 euros) qu’à Berlin (39,50 euros) » 21  L’avantage d’une sortie de l’euro, s’il existe, serait de courte durée, et le changement à opérer pour en bénéficier vraiment ne dépend pas précisément de la monnaie mais de la structure de l’économie. Si la sous évaluation de l’euro sur le marché des devises permet effectivement à l’Allemagne de battre des records d’excédents, c’est son économie tournée vers l’exportation dans un secteur dans lequel elle a choisi, depuis longtemps du reste, d’exceller, celui des biens manufacturés à haute valeur ajoutée et d’excellente réputation, qui explique la solidité de ses exportations. S’ajoute à cela une main d’œuvre dont la qualité tient en particulier au système de formation et à la place accordée à l’apprentissage, également à de faibles coûts salariaux avec une cogestion d’entreprise qui a permis d’éviter les blocages sociaux en rendant possible les réformes. Celles-ci ont nécessité des efforts de la part de la population, limitation des salaires et généralisation d’un système de retraite par l’épargne, ce qui obère la relance d’une demande intérieure attendue par bons nombre de ses voisins, dont la France22. Les allemands ont donc fait d’autres choix économiques que les français depuis déjà de nombreuses années et, bénéficiant de l’euro, ont maintenu un quasi plein emploi. Il ne s’agit pas ici de dire qu’il faut faire « comme » l’Allemagne, pour la concurrencer là où elle se trouve après avoir recouvré notre souveraineté en sortant de l’euro. Il s’agit d’admettre que la réussite commerciale ne passe pas d’abord par la monnaie, mais par une politique économique claire appuyée sur un consensus social et des investissements, durables tant dans l’outil productif que dans la formation professionnelle. C’est cela qui manque à notre politique, hélas au détriment de l’intérêt général.

V.4.3… et du problème démographique de l’Allemagne, et plus largement de la zone euro.

Finalement, l’euro fait vite figure d’accusé idéal du problème du déficit du commerce extérieur français et du problème de la faible demande de notre voisin d’outre Rhin. Mais si nos choix économiques expliquent une part essentielle du premier, la démographie allemande et la mobilité dans l’UE sont pour beaucoup dans le second. Dans l’hypothèse d’un éclatement de l’euro, on l’a dit, le nouveau mark serait réévalué, les exportations allemandes seraient plus chères, diminuant le volume des ventes, et le chômage risquerait de monter, contractant la demande intérieure. Ceci serait éventuellement pallié par une diminution de l’épargne pour consommer ce qui, dans le système par capitalisation allemand, obérerait les retraites futures. D’où la nécessité pour l’Allemagne d’augmenter sa demande intérieure sans toucher à l’épargne ce qui suppose d’augmenter l’immigration, la natalité ou la mobilité intérieure dans la zone euro. Équilibre démographique et équilibre du couple demande-épargne en Allemagne sont donc des enjeux majeurs propres à l’Allemagne mais qui impactent toute la zone euro et l’UE de manière plus large.

Car l’Allemagne connaît une crise démographique profonde liée à un vieillissement de sa population. Une immigration massive est un des trois moyens d’y faire face. Une politique en faveur de l’immigration a d’ailleurs été entamée depuis plusieurs années. Ainsi, « l’Allemagne a connu une augmentation significative du nombre d’immigrants depuis 2008. Ces nouveaux flux sont principalement issus des pays de l’Est de l’Europe mais une augmentation des mouvements issus des pays de la périphérie de la zone euro est également observée. Ces mouvements restent cependant à ce stade de faible ampleur en comparaison de la baisse attendue de la population active en Allemagne du fait du vieillissement de sa population. »23 C’est pourquoi Angela Merkel a autant ouvert les portes de son pays aux migrants issus de la guerre au proche-orient. Plus d’un million de migrants en 2015 y ont été accueillis. Elle souhaite profiter d’une jeunesse pour beaucoup qualifiée qui permettra à long terme d’équilibrer au moins partiellement la décroissance de sa population  et portera la demande intérieure ce qui sera d’autant plus nécessaire que l’augmentation récente du salaire minimum, le fléchissement de la demande de biens d’équipements des pays émergents pourraient prochainement diminuer les performances à l’export. Ainsi, en 2060 les projections estiment que l’Allemagne aura perdu 15 millions d’habitants et les plus de 65 ans représenteront un tiers de la population (+ 9 millions et 27 % en France respectivement), précisément celle qui est amenée à épargner aujourd’hui pour sa retraite. Fait marquant dans l’histoire de l’Europe, si les prévisions s’avèrent justes, en 2045 les populations française et allemande seront équivalentes, puis celle de la France dépassera celle de l’Allemagne qui comptera 66 millions d’habitants contre 74 millions en France.24

La natalité allemande est encore faible et ne peut assurer le renouvellement de sa population vieillissante même si son taux de fécondité remonte depuis trois ans vers 1,50 grâce au choix politique du gouvernement allemand d’investir massivement, de manière plus substantielle qu’en France, dans une politique familiale forte. Cependant, c’est grâce aux mères issues de l’immigration que le taux augmente « Les étrangères ont un taux de fécondité moyen de 1,95 enfant en 2015 (1,86 en 2014) alors que le nombre de bébés par mère allemande a quasiment stagné (1,43 au lieu de 1,42) au cours de la dernière année. », selon letemps.ch. C’est que les mentalités dominantes sont tenaces qui rendent difficile la conciliation chez la femme de la maternité avec le travail : selon Norbert Schneider, directeur de l’Institut fédéral pour la recherche démographique « On n’a toujours pas en Allemagne d’image positive de la famille. Les mères au foyer sont considérées comme confinées aux fourneaux; celles qui travaillent comme des mères indignes. »25 Aussi le taux allemand reste en deçà de la moyenne de l’UE qui atteint, avec quelques progrès 1,5426. Cette faiblesse de la natalité européenne, l’Allemagne la partage avec beaucoup de pays de l’UE situés à l’Est et dans sa périphérie sud. Et tous ces pays vont connaître également un vieillissement de leur population et une diminution de leur population active. Sur l’ensemble de la zone les projections font état d’une « baisse de 12,6% de la population en âge de travailler d’ici à 2060 »27. Cette perspective devrait d’ailleurs nous inciter à réfléchir à une politique d’immigration intelligente et constructive concertée dans la zone euro.

Sur le plan de la mobilité de l’emploi dans l’UE, et dans la zone euro, les choses évoluent peu. Elle aurait d’intéressant d’équilibrer les zones de chômage avec les zones de pénurie d’emploi, en jouant comme des vases communiquant, diminuant ainsi les taux de chômage d’un côté et augmentant main d’œuvre de l’autre. Mais malgré la volonté affichée du traité de Lisbonne d’augmenter la mobilité de la main d’œuvre dans l’UE, celle-ci est encore jugée trop faible28 et elle se fait de manière inégale dans la zone euro : « les migrants d’Europe du Sud qui gagnent un autre pays de la zone euro peinent souvent à entrer sur le marché du travail : moins de six sur dix ont décroché un emploi un an après leur arrivée, contre plus de sept sur dix pour les migrants originaires des nouveaux pays membres de l’UE comme la Pologne, la Hongrie ou les pays baltes »29. Elle n’est donc pas actuellement de nature à réduire significativement le besoin de main d’œuvre en particulier en Allemagne. A l’inverse si elle était forte et déséquilibrée elle pourrait diminuer un vivier de main d’œuvre qualifiée, réduisant la population active, la demande intérieure et l’assiette fiscale. Une trop forte bascule des zones de chômage vers des zones de pénurie de main d’œuvre serait donc un facteur de déséquilibre au sein des États qui verraient partir un nombre trop important de ses ressortissants. Des mesures d’ajustements doivent donc être envisagées pour résoudre cette difficulté . Concernant le débat sur la critique de l’euro il faut savoir que les choses étaient différentes avant la crise de 2008 pour laquelle l’euro et l’UE ne sont pour rien et pour laquelle on peut difficilement dire qu’elle aurait été moins grave s’il n’y avait pas eu l’euro ou l’UE. De 1999 à 2008, soit pendant cette première partie de l’histoire de « zone euro », le taux de chômage moyen dans la zone euro a baissé, l’écart moyen entre les taux de chômage des États de la zone a baissé et la mobilité nette de l’emploi dans la zone est passé de 700 000 en 1999 à 1 700 000 en 200730. Depuis la crise dans cette seconde partie de l’histoire de « zone euro » l’inverse s’est produit sur ces trois plans : tous les pays de la zone ont vu leur taux de chômage s’élever à l’exception de la seule Allemagne qui l’a vu baisser. D’autre part, la migration avant 2007 s’orientait vers les pays du sud de la zone, et après la crise se dirigeait vers le Nord en particulier en Allemagne, mais ce n’était pas du fait massif des pays du sud mais de l’Est principalement. Ainsi, « la migration nette de 2010 à 2014 vers l’Allemagne provint pour 3 000 de Grèce, 24 000 d’Italie, 4 000 du Portugal et 11 000 d’Espagne. 73 000 de Pologne et 93 000 de Roumanie s’y établirent pendant la même période »31 Les pays de l’Est connaissant aussi des taux de natalité faible, on voit bien que le bénéfice pour l’Allemagne de la mobilité demeurera marginal.

V.4.4Une remise en cause du rêve européen.

Enfin le projet européen lui-même. La construction d’un marché unique et l’union monétaire sont deux aspects fondamentaux du traité de Rome. Que signifierait la fin de l’euro dans un contexte eurosceptique, souverainiste ou pire nationaliste grandissant sinon la fin le cette aventure à plus ou moins brève échéance ? Au contraire, garder l’euro et rester dans l’UE en apportant les modifications absolument nécessaires sont des garanties de stabilité, de taille pour peser dans les négociations mondiales, sans parler du poids symbolique que l’UE représente dans le monde comme signe de réconciliation et comme contrepoids potentiel au géant américain dans un monde désormais multipolaire. C’est sur cette stabilité qu’un véritable projet culturel rétablissant la grandeur de l’humanisme européen pourrait se construire et s’opposer aux velléités de retour à la grandeur passée que proposent Messieurs Trump et Poutine. Quitter l’euro ou l’UE serait donc excessif et dangereux. Est donc urgente une refonte du fonctionnement de l’UE et, partant de la commission, qui est à rechercher d’abord dans la formulation d’un intérêt général plus large que le domaine économique qui lui a servi jusqu’à présent de base. Au-delà du peuple Français, et dans son intérêt, la réappropriation de la formulation de l’intérêt général doit concerner l’ensemble des peuples de l’UE. En premier lieu ceux de la Zone Euro, et plus particulièrement, le peuple allemand. C’est avec lui que le peuple français doit échanger directement pour parvenir à formuler leur destinée commune. Et à partir de là nous pourrons contribuer à ce dont rêvait le grand Victor Hugo lorsqu’il déclarait : « Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. – Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand Sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la Diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France ! »32.

V.5.Changement de la gouvernance de l’UE : les institutions, la dette, la fiscalité, des enjeux majeurs à débattre sereinement.

V.5.1Une nécessaire réforme institutionnelle du Parlement, du Conseil européen et de la Commission.

La gouvernance de l’UE est d’abord une question institutionnelle. Tout d’abord, il faut rappeler que les négociations au sein du Conseil européen se font entre représentants de chaque État. Comme si une personne pouvait représenter tout un peuple. Pour la Commission c’est en pratique le même problème, l’initiative de la formulation de l’intérêt général lui revient, elle n’est pas portée par le Parlement européen. Les statuts du conseil européen, ceux de la Commission appellent à un renouvellement qui pourrait conduire à une fédéralisme encore plus avancé si notre volonté commune en décidait ainsi. La raison, l’intérêt commun, l’histoire d’une certaine façon même, notre culture, enfin celle que j’ai tenté d’approcher plus haut, et surtout l’espoir, celui fondé sur les soixante années de paix que l’Union a su concrétiser, nous y incitent. Plusieurs propositions sont formulées, mais les configurations ne sont pas légions.

  • un Parlement de la zone euro. C’est une proposition datant du 14 juillet 2015 du Président Français où des parlementaires nationaux siégeraient. « J’ai proposé de reprendre l’idée de Jacques Delors du gouvernement de la zone euro et d’y ajouter un budget spécifique ainsi qu’un Parlement pour en assurer le contrôle démocratique ». C’est aussi la proposition de Jacques Attali.33

  • Un budget de la zone euro surveillé par une une commission de la zone euro du parlement européen capable de lever l’impôt et d’émettre de la dette européenne pour l’économiste Michel Aglietta34. Il préconise que soient prévues dans ce budget des garanties auprès des banques d’investissement comme la BEI afin de financer les investissements nécessaires à la transition énergétique, problématique que les investisseurs à long terme doivent mieux prendre en compte afin de garantir la valeur de leurs actifs financiers qui risquent d’être singulièrement dépréciés si cette transition n’aboutit pas. Une « taxe carbone financerait donc des garanties de prêts destinés à l’investissement dans les énergies propres ».

  • l’essentiel au Parlement européen pour Laurent Joffrin pour qui « le Parlement européen doit prendre le pouvoir »35

  • un bicaméralisme pour l’économiste T. Piketty fondé «d’une part sur le Parlement européen (élu directement par les citoyens), et d’autre part sur une nouvelle Chambre parlementaire composée de représentants des Parlements nationaux, en proportion de la population de chaque pays et des groupes politiques présents dans chaque Parlement ». Tout cela afin de « transformer progressivement les législateurs nationaux en co-législateurs européens, en les contraignant à prendre en compte l’intérêt général européen »36. En 2013 dans son ouvrage « Le Capital au XXI° siècle », l’économiste préconisait un parlement budgétaire de la zone euro, ayant une compétence délimitée pour le vote du déficit de la zone euro, avec un ministre des finances européen responsable devant cette chambre pour une mise en commun de la dette et des déficits et pour réviser les outils fiscaux que sont l’impôt sur le bénéfice des sociétés et l’impôt individuel sur le capital.

  • « pour la zone euro la présence d’un parlement et d’un gouvernement issus d’un vote démocratique » avec « création d’un ministère spécifique au sein du gouvernement européen : le ministère du plan européen »37. Pour le collectif des économistes atterrés, un aspect utile d’un tel système est de pouvoir y fonder une politique planifiée d’investissements : « politiques industrielles et de grands projets structurants »38 avec le soutien de la Banque européenne d’investissement, «agriculture indépendante de proximité et de qualité »39 par exemple.

Depuis la proposition de la présidence française, rien n’a été réellement construit, le sujet apparaissant ponctuellement dans la campagne présidentielle de 2017. Le sujet pourtant fondamental et qui mérite une place beaucoup plus conséquente dans les débats doit s’axer finalement sur le nécessaire renforcement de la légitimité démocratique de la représentation européenne avec le champ de compétence qu’on lui attribuera. La co-législation Etats-Europe est une voie d’autant plus intéressante qu’elle centraliserait sur certains sujets ce qui jusqu’à présent était réparti entre la Commission, le Parlement et les parlements nationaux dans le cadre des transpositions de directives. Tout ce débat institutionnel fondamental et complexe, les citoyens doivent se l’approprier. Ils pourraient se retrouver dans des partis politiques transnationaux. C’est une des propositions des économistes atterrés qui m’apparaît comme une nécessité incontournable : « L’Europe existera pleinement lorsque nous voterons pour des députés européens appartenant à des partis organisés sur l’Europe entière et dont les leaders seront choisis à l’échelle européenne »40 Dont acte !

V.5.2La dette souveraine des États de la zone euro

V.5.2.a)un problème économique, démocratique et social

La dette souveraine s’élève à 9 440 milliards d’euros dans la zone euro, soit 90,7 % du PIB de la zone. Pour l’UE cela représente respectivement 12 478 milliards d’euros et 85,2 % du PIB41 . En avril 2016 elle représente par exemple 95,8 % du PIB annuel de la France ou 71,2 % de celui de l’Allemagne, ou encore 176 % de celui de la Grèce. Par comparaison elle atteint 103 % du PIB aux Etats-unis, 89,2 % au Royaume-Uni en 2015, soit des niveaux semblables sans soulever les problèmes que connaît la zone euro. Seuls la Chine avec 44 % et le Japon avec 229 % s’en éloignent significativement. Alors quel est l’enjeu de ces dettes pour la zone euro ?

Économiquement, le problème de la dette, c’est la capacité ou non des États à la rembourser, à susciter la confiance pour éviter la spéculation et emprunter à nouveau sur les marchés à des taux satisfaisants. C’est éviter d’avoir une charge de la dette trop lourde ce qui ruine les marges de manœuvre budgétaires sachant quelle se monte déjà à 200 milliards d’euros par an en Europe. Or il est évident qu’une économie qui a un niveau de dette et de déficits budgétaires et commerciaux élevés, une croissance limitée, a par conséquent une perspective de recettes fiscales faible, entraînant une hausse des taux d’intérêts des obligations d’État et par conséquent des taux d’intérêts du crédit entraînant sa contraction. C’est un cercle vicieux que connaît particulièrement la Grèce qui peine à en sortir. Car ce pays, comme tous ceux de la zone euro sont tenus aux critères de convergence du traité de Maastricht qui a été adopté démocratiquement par voie de référendum. S’éloigner de ces critères revient à remettre en cause le fonctionnement de la monnaie unique dans lequel la parité des monnaies antérieurement nationales a été fixée. Or la Grèce s’en est éloignée de manière trop importante. Depuis la découverte qu’elle ne satisfaisait pas aux critères d’adhésion à l’euro après son entrée, les crises se sont enchaînées conduisant certains à recommander qu’elle en sorte. Pour les mêmes raisons qu’évoquées plus haut, cette hypothèse signerait la fin du projet de l’UE. C’est pourquoi des mesures ont été prises pour ramener les comptes Grecs a de meilleurs équilibres. Mais le prix a payer pour les citoyens grecs a été et demeure toujours très lourd : « Le déficit public est ainsi passé de 15,2 % à 2,7 % du PIB en cinq ans seulement. Le déficit extérieur a été effacé. Et les salaires ont chuté de 20 % à 30 %. »42 Beaucoup se sont à juste titre alarmés de l’ampleur de l’austérité qui a été imposée par la désormais célèbre troïka formée par la Commission européenne, la BCE et le FMI. C’est pourquoi à l’avenir ce pilotage devrait disparaître si l’on en croit la résolution du Parlement européen en 2014 : « dépourvue de transparence et de contrôle démocratique », au fonctionnement jugé « opaque » et de plus en plus « dogmatique » la troïka devrait selon les eurodéputés être remplacée par un Fonds Monétaire Européen (FME) qui intégrerait le Mécanisme Européen de Solidarité (MES)43. Dans un état d’esprit comparable, Jean-Claude Junker alors candidat à la présidence de la Commission, déclarait : « À l’avenir, nous devrions être en mesure de remplacer la «troïka» par une structure plus légitimement démocratique et plus comptable de ses actes, basée autour des institutions européennes, avec un contrôle parlementaire renforcé, tant au niveau européen que national. Je propose aussi, à l’avenir, que tout nouveau programme de soutien et de réforme ne soit pas uniquement soumis à une évaluation de sa viabilité financière, mais aussi à une évaluation des incidences sociales. »44 Les déclarations d’intention sont une chose, les faits en sont une autre. Si l’état d’esprit du président de la Commission est le bon, il n’exonère pas les chefs d’États de la zone euro de se mobiliser pour avancer sur la question de soutenabilité et de la garantie de la dette. Que ce soit sous forme de moratoire, d’annulation partielle, de restructuration, plusieurs options circulent parmi les économistes à son sujet. Mais le mode de décision actuel sur cette question fondamentale dépend encore trop de l’attitude des gouvernements Allemand et Français dans le cadre des prérogatives actuelles fixées par le Traité du fonctionnement de l’UE et de la zone euro. C’est pourquoi ils doivent aussi se mobiliser afin d’élaborer un nouveau traité en particulier pour rénover le fonctionnement de la BCE. Aboutissant à un référendum, il ne faudrait pas qu’à nouveau le vote des citoyens soit un vote sanction à l’encontre des chefs d’Etats et des gouvernements qui le soumettent. Et le risque est grand. Aussi il paraît nécessaire d’élaborer une véritable Constitution européenne émanant d’une Assemblée Constituante européenne. Car une véritable Constitution légitimerait davantage l’action de l’UE autrement que les traités actuels ne le permettent, surtout sur le plan social. C’est pourtant celui-ci le plus important.

V.5.2.b)Redéfinir le mandat de la BCE : le problème de la mutualisation de la dette

La BCE prête aux banques et non aux États, contrairement à ce que la plupart des grandes banques centrales du monde peuvent faire. Ce n’est pas dans le mandat de la BCE, ce n’était pas non plus dans le mandat de la Banque de France avant la création de l’Euro. Cependant, la mise en place du MES fin 2012 et la politique de rachat par la BCE sur le marché des dettes souveraines depuis 2015 a permis d’éviter une crise financière potentiellement dévastatrice et a pu réamorcer timidement la croissance tout en limitant les fameux écarts des taux d’intérêts des dettes souveraines observés entre les pays de la zone euro. Ceux-ci étaient les mêmes avant la crise de 2008, et se sont depuis creusés de manière erratique en alourdissant la charge de la dette des pays les plus touchés. Mais ce mécanisme suppose des contreparties qui peuvent être encore trop lourdes. Surtout, le mandat de la BCE est principalement axé sur la stabilité des prix, avec une objectif actuel de 2 % d’inflation difficilement atteint. Elle intervient de surcroît sur un taux moyen et non sur les écarts d’inflation entre pays de la zone. Ce qui est un problème qu’elle pourrait résoudre. Dans le cadre de la crise immobilière espagnole par exemple, elle « aurait pu juguler la montée des prix immobiliers en Espagne. Il aurait, par exemple, suffi qu’elle applique une décote de 20 % au papier espagnol et au papier grec, c’est-à-dire que la BCE aurait pu pénaliser l’octroi de prêts aux ménages ou aux entreprises grecs et espagnols, de façon à calmer l’envolée du crédit dans les pays périphériques. »45

En ce qui concerne la gestion de la dette des États, plusieurs propositions sont faites en particulier sa mutualisation en tout ou partie, c’est à dire la possibilité d’avoir un seul taux bas et non risqué puisqu’il est appuyé sur l’ensemble de la zone euro et non sur un seul de ses membres. Le problème est essentiellement une question de transfert de souveraineté. Des propositions comme la mutualisation de la dette par des Eurobonds que prônent depuis plusieurs années déjà des États comme la France, se heurtent à une position allemande qui se fonde sur un argument institutionnel que résume M. Stark économiste en chef de la BCE: « Nous aurions besoin d’une Constitution européenne avec des transferts de souveraineté de tous les pays. Alors des eurobonds auraient du sens ».46 De même, pour éviter les fuites de capitaux en cas de perte de confiance dans les banques, et donc pour mieux garantir les dépôts des épargnants, un fonds européens de garantie est en discussion au parlement, mais il se heurte toujours à une position allemande déjà connue : »Tant qu’un pays mène sa propre politique budgétaire, il est exclu de mettre en commun la garantie pour les obligations » répète Wolfgang Schäuble, ministre des Finances allemand. 47 Ce sont presque toujours ces réponses institutionnelles qui bloquent même des propositions plus ciblées comme celle-ci : « Il faudrait que le QE48 porte non pas sur des titres existants, qui traduisent une activité économique passée, mais sur des investissements nouveaux. La Banque centrale doit financer l’innovation. »49 Des obligations européennes pour des projets intégrés dans un budget européen plus conséquent pour financer des chantiers européens autour de la culture, de l’éducation (échanges linguistiques, cursus de formation), de la défense, de la diplomatie de la migration… les sujets d’intérêt général européen sont nombreux et justifient l’urgence d’un débat européen serein afin de redéfinir le mandat de la BCE sur la dette et les eurobonds et plus largement sur la question de l’emploi et celle de la politique du taux de change sur laquelle elle ne peut agir comme pourrait le faire un État avec sa propre banque ainsi que peuvent le faire de nombreux pays importants du monde.

V.5.3Une fiscalité française et européenne à refonder et à harmoniser.

La fiscalité est un autre pilier des réformes à opérer en France et en Europe. Elles se font attendre depuis trop d’années maintenant. L’harmonisation fiscale de la zone euro et de l’UE est indispensable pour éviter une suicidaire concurrence territoriale pour attirer les entreprises, pour ne pas que se développent les espaces moins-disant socialement, pour rétablir des équilibres géographiques et sociaux en matière de revenus et de patrimoines, pour assurer une transition énergétique concertée ou encore pour aborder la lourde question du remboursement de la dette souveraine. De même que les réformes qui touchent les institutions de l’UE nécessitent un débat citoyen large et nourri, la réforme fiscale doit aussi être débattue, car seule le débat démocratique permettra de mieux comprendre et surtout accepter les bases sur lesquelles nous autres citoyens seront appelés à contribuer à l’effort commun.

Dans le cadre de la zone euro et de l’UE plusieurs idées, sans viser à l’exhaustivité, proposées çà ou là semblent intéressantes :

  • une taxe sur les transactions financières (TTF) élargie à tous les pays de l’UE (elle devrait voir le jour en 2018 pour 10 pays de l’UE)

  • une taxe sur les bonus des opérateurs de marché adoptée en 2010 par la France et le Royaume-Uni fixée à 50 %50 mais qui n’a pas été reconduite. Pourquoi ne serait-elle pas reprise et étendue à toute l’UE dès lors que le Royaume-Uni n’y pourra plus faire obstacle dès qu’il aura effectivement quitté l’UE ?

  • l’économiste Thomas Piketty propose dans « le Capital au XXI°siècle » un impôt européen sur le capital individuel sur une base de 0 % en deçà de 1 million d’euros, de 1 % entre 1 million et 5 millions et de 2 % voire 5%. « L’impôt progressif sur le patrimoine individuel est une institution qui permet à l’intérêt général de reprendre le contrôle du capitalisme , tout en s’appuyant sur les forces de la propriété privée et de la concurrence. »51 Un impôt qui, sur ces bases, viserait donc surtout à réguler le capitalisme car il rapporterait environ 300 milliards d’euros, ce qui n’est pas suffisant à l’échelle de l’Europe pour résoudre significativement ses problèmes, notamment sociaux, mais serait significatif une fois rapporté au budget de l’UE qui atteint 145 milliards d’euros en 2015. Pour ce qui est de la dette publique, un autre barème ( 10 % entre 1 million et 5 millions d’euros et 20 % au-delà) appliqué une fois permettrait de la réduire de 20 % du PIB ce qui permettrait de ramener le taux d’endettement à 70 % du PIB à un niveau plus proche des critères de convergence de Maastricht. Ce n’est pas utopique selon lui, lorsque l’on compare ces taux avec ceux atteints en France en 1945 pour rembourser la dette nationale d’après guerre qui pouvaient atteindre 25 %.

  • une fiscalité écologique pour aider des pays émergents à produire propre ce que nous importons et/ou développer dans l’UE les transports collectifs, aider à financer la rénovation urbaine et la rénovation de logements. Adopter un politique anti fraude plus efficace laquelle était évaluée en 2010 à 8 % du PIB européen soit 1 000 milliards d’euros.52

  • Pour les économistes atterrés également, un taux d’imposition minimal pour les revenus les plus élevés, pour les patrimoines les plus élevés avec une convergence des régimes fiscaux en matière d’impôt sur les sociétés

Cette convergence pourrait s’appuyer sur la définition en cours de l’Assiette Commune Consolidée pour l’Impôt sur les Sociétés (ACCIS) envisagée pour l’UE à brève échéance, malgré la réticence de plusieurs pays : « La France, l’Allemagne et l’Italie font partie de ceux qui poussent le plus pour une modération de la concurrence fiscale au sein de l’UE. Certains de leurs partenaires, qui bénéficient de la situation actuelle, sont beaucoup moins allants, à l’instar de l’Irlande ou des trois pays du Benelux. Or l’unanimité est toujours requise en matière fiscale. Cela n’empêche pas la Commission de pousser un calendrier ambitieux : entrée en vigueur de l’assiette commune au 1er janvier 2019 puis, deux ans plus tard, de la consolidation. »53 Selon la Commission54l’ACCIS présente une certain nombre d’avantages dont voici quelques exemples :

  • « L’ACCIS sera obligatoire pour les grandes sociétés multinationales »

  • « les sociétés exerçant des activités transfrontalières devront se conformer à un système européen unique pour déterminer leur revenu imposable, plutôt qu’aux différents régimes nationaux dans lesquels l’activité est exercée. »

  • « Etant donné que l’ACCIS sera obligatoire pour les plus grands groupes au sein de l’UE, les sociétés ayant une capacité de planification fiscale importante se retrouveront dans l’impossibilité d’éviter l’imposition. »

  • « l’ACCIS rendra obsolète l’utilisation de prix de transfert, un élément important dans le transfert artificiel de bénéfices. » Cette question des prix des transferts intra-groupes est fondamentale car ils «peuvent faire l’objet de manipulations comptables légales conduisant à faire apparaître le profit d’une entreprise dans un paradis fiscal » sachant que « Les échanges intra-groupes représentent aujourd’hui 60 % des échanges internationaux : c’est dire combien la globalisation marchande est favorable au siphonnage des bases fiscales de tous les pays. »55

  • « les dépenses de Recherche et Développement seront soutenues grâce à une déduction majorée. Cela jouera un rôle important pour stimuler la croissance. »

Le dispositif est fondamental. Mais il reste à choisir de s’accorder sur une convergence de l’IS qui risque d’être mise à mal par la concurrence fiscale à laquelle tiennent certains États de l’UE. A l’instar de la TTF il faudra sans doute commencer par un groupe de dix pays pour l’amorcer et compter sur un effet d’entraînement qui trouvera d’autant sa légitimité qu’un large soutien populaire l’appuiera. Ce sera plus nécessaire que jamais dans un contexte dans lequel le Royaume-Uni, en voie de sortie de l’UE, et surtout les États-Unis de Donald Trump vont agir dans le sens d’une baisse de l’IS, accentuant la tendance déjà amorcée en Europe. En effet, « en moyenne, les pays européens ont diminué de plus du quart leurs taux d’IS entre 2010 et 2016 » : le taux moyen étant passé de plus de 32% à 23%. « Cette tendance à la baisse de l’impôt sur les sociétés va se poursuivre ces prochaines années […] La première ministre actuelle, Theresa May, menace même de le faire tomber à 10% si l’Union européenne refuse d’accepter un accord commercial post-Brexit ou interdit l’accès du marché unique aux banques basées à Londres ». 56 Le président américain tablant pour une diminution de 35 % à 15 % de l’IS, la bataille risque d’être rude, tant le niveau de taux d’IS peut agir sur la localisation des emplois, et donc sur le niveau de chômage et de richesse produite. Toutes ces données ont naturellement une incidence sur la fiscalité française57.

La refondation fiscale est un thème qui touche tous les acteurs de la société. De nombreux appels en ce sens émanant des chefs de gouvernements, de parlementaires, d’économistes, d’hommes politiques, de citoyens, d’entrepreneurs, de fiscalistes ou encore de l’administration fiscale elle-même n’ont toujours pas été suffisamment suivis d’effets. En 2016, il faut toujours veiller à ce que la fiscalité française soit moins complexe, moins difficile à comprendre et à ce que, partageant cela avec le droit en général, la norme qu’elle instaure soit stable58. Dans ce domaine comme dans d’autres, la condition centrale de la réussite d’une bonne politique fiscale, et de surcroît de sa réforme, est celle de l’organisation du débat, de la transparence de l’information et de la concertation des acteurs concernés, en évitant la perméabilité aux groupes d’influence. C’est aussi celle de l’évaluation des mesures avant et après la décision pour en estimer finement l’intérêt et l’efficacité. L’avocat fiscaliste spécialiste de ces questions, Michel Taly l’explique dans un ouvrage récent : « L’insuffisance du débat de fond préalable au débat sur les mesures précises, ainsi que l’absence d’évaluation avant et après l’adoption de ces mesures sont déterminantes pour expliquer les dysfonctionnements de notre système fiscal. »59

Il conviendrait donc d’impliquer des acteurs de différents horizons concernés par la politique fiscale, responsables ministériels, administration fiscale, spécialistes économiques, entreprises, université, société civile… pour formuler des propositions et des recommandations. Plus largement il est nécessaire d’atteindre un consensus national sur les grands principes d’imposition et non y revenir en permanence.

Il poursuit en précisant que ce dialogue doit se faire déjà entre ministère et administration fiscale, regrettant que celle-ci soit moins une force de proposition qu’une entité réagissant souvent dans l’urgence aux commandes du cabinet ministériel. Le problème touche non seulement la formulation des mesures mais également leur interprétation en cas de contentieux sur l’application de la loi ou sur l’équité du montant demandé. Pour éviter que l’on accuse le ministre via son cabinet de favoritisme en traitant les affaires des particuliers, celui-ci y a renoncé. Sauf qu’il est toujours le chef de l’administration fiscale. Dès lors « les responsables de l’administration savent qu’il n’y a personnes au-dessus d’eux pour les désavouer[…] ils ne sont couverts par personne si leurs décisions est contestée. »60 Ce qui fait conclure à l’auteur, idée intéressante pour l’intérêt des citoyens, qu’il est nécessaire de procéder à une réforme de l’administration fiscale, « Le statu quo n’est plus tenable : on le ministre accepte de prendre toutes ses responsabilités , y compris sur les dossiers individuels, ou il propose une réforme radicale transformant l’administration fiscale en agence indépendante placée sous le contrôle du Parlement ou transférant le pouvoir de décision finale sur les dossiers à une autorité indépendante, sous le contrôle du Parlement. »61  Encore une belle refonte institutionnelle en perspective qui semble nécessaire d’engager.

En ce qui concerne l’évaluation des mesures, le constat est préoccupant, car il ne permet pas de conclure que le pilotage se fait avec les bons éléments d’appréciations. En effet, Michel Taly regrette que la plupart des études aient une approche macroéconomique globale et que très peu ont recours à l’approche microéconomique davantage fondée sur le comportement des agents. Ainsi, « les effets microéconomiques des mesures fiscales sont (mal) pris en compte dans notre pays.»62Cette approche fournirait pourtant de précieux éléments d’appréciation, ainsi qu’en atteste son usage dans d’autres pays. Il reste donc difficile de discuter démocratiquement dans ces conditions de la pertinence de telle ou telle mesure. Que de temps serait épargné si l’on pouvait disposer d’analyses évaluatives pertinentes, d’un plus grand respect des recommandations faites dans de nombreux rapports issus d’autorités compétentes comme le Conseil d’Analyse Économique par exemple. Une évaluation plus pertinente doit aussi s’accompagner d’une simplification des normes, tant du point de vue de leur nombre que de leur formulation. Car le problème de la complexité vient en grande partie du nombre de mesures dérogatoires ou des différents régimes, ou des différents taux comme celui de la TVA par exemple. La différenciation des taux de TVA, doit être justifiée par un motif d’intérêt général. Est-ce toujours le cas ? Enfin, le Code Général des Impôts devrait bénéficier d’un sérieux toilettage si l’on en juge par l’hétérogénéité de la numérotation de ses articles, par leur longueur, par leur renvoi périlleux de l’un à l’autre et à l’absence d’un regroupement clair des définitions qui y figurent.

Ces données de contexte, loin d’être exhaustives, permettent de relativiser la pertinence des propositions en matière fiscale que tout candidat à l’élection présidentielle aura à cœur de défendre. En particulier il est est clair qu’il est difficile de dissocier la fiscalité française sur l’ISF, l’IS ou encore la TVAde la fiscalité de l’UE et du contexte mondial. Aux citoyens que nous sommes de nous approprier cette problématique complexe pour mieux juger de ce qui est prélevé sur la richesse que nous produisons et de l’usage qui en estfait.

1Terme utilisé par Marine le Pen le 7 juin 2011 pour dénoncer l’obligation faite à la France de rembourser des aides à l’agriculture jugées illégales par la Commission.

2Comme le laisse entendre Mme Thatcher dans un entretien pour le magazine Woman’s Own en 1987 : « Nous sommes arrivés à une époque où trop d’enfants et de gens (…) rejettent leurs problèmes sur la société. Et qui est la société? Cela n’existe pas! Il n’y a que des individus, hommes et femmes, et des familles. »

3Question écrite n° 09013 de Mme Marie-Noëlle Lienemann publiée dans le JO Sénat du 07/11/2013 – page 3191

4in « Économie du bien commun ». Jean Tirole. 2016. Ed PUF. p. 24

5ib. p. 47

6In « La connaissance inutile » Jean François Revel. Ed. Grasset. 1988. p 229

7in « communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil » 15 juin 2016. Note de bas de page n°29, p 9. On appréciera l’usage de la note de bas de page pour un argument aussi problématique.

8« La Commission européenne a manqué aux obligations qui lui incombent […] concernant la mise à disposition sur le marché et l’utilisation des produits biocides, en s’abstenant d’adopter des actes délégués en ce qui concerne la spécification des critères scientifiques pour la détermination des propriétés perturbant le système endocrinien » Arrêt de la Cour de Justice Européenne. 16 décembre 2015.

9In Le Monde du 30 novembre 2016, p 8

10Livre vert sur les services d’intérêt général. Synthèse. eur-lex.europa.eu

11In « Communication de la Commission relative à l’application des règles de l’Union européenne en matière d’aides d’État aux compensations octroyées pour la prestation de services d’intérêt économique général » 1.1

12http://www.bsi-economics.org/400-commerce-intra-zone-bilan

13Variation 2105/2014 de la somme exportations-importations de la France intra-UE établie à partir du document visible ici: http://lekiosque.finances.gouv.fr/fichiers/etudes/thematiques /3T2016.pdf

14Ambassade de France en Allemagne. Service Économique Régional. Note sur « Les échanges commerciaux entre la France et l’Allemagne en 2015 » datée du 23 mars 2016

15Chambre Franco-Allemande de commerce et d’industrie http://www.francoallemand.com/fr/info-sur-les-pays/commerce-exterieur/

16Données Banque mondiale. http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/NE.EXP.GNFS.ZS

17In « Changer L’Europe » op.cit p 329

18Pierre-André Buigues interrogé par les Echos « Pourquoi la France fait moins bien que l’Allemagne à l’export Guillaume de Calignon 18/08/2016. Professeur d’économie à Toulouse, M. Buigues « a travaillé pendant 20 ans à la Commission Européenne, d’abord à la Direction Générale des Affaires Économiques et Financières et ensuite à la DG Concurrence. Il a été chef d’unité antitrust et Conseiller économique adjoint à la Direction Générale de la Concurrence. » selon http://www.pierrebuigues.com

19La tribune.fr « La France un ton en dessous de la croissance européenne en 2015 » par Fabien Piliu

20Ambassade de France en Allemagne. Service Économique Régional. Note sur « Les échanges commerciaux entre la France et l’Allemagne en 2015 » datée du 23 mars 2016

21Le monde du 28 10 2015. « Coût du travail : la France et l’Allemagne de plus en plus proches » par Marie Charrel

22En 2013 les Allemands étaient les champions d’Europe de l’épargne avec 16,2 % du revenu selon L’Observatoire de l’épargne Européenne (OEE)

23In « Quelle mobilité du travail pour l’Europe ? » Tresor-Eco n°143 février 2015

24www. leconomiste. eu. « Le défi démographique de l’Allemagne » 9 juillet 2015

25In https://www.letemps.ch/monde/2016/10/17/politique-nataliste-commence-porter-fruits-allemagne

26Nous sommes les champions d’Europe du taux de fécondité avec 2,01 ! source : http://www.touteleurope.eu/actualite/le-taux-de-fecondite-dans-l-union-europeenne.html

27In Atlantico « S’il n’y avait que la Grèce… La démographie, vraie bombe à retardement de la zone euro ». Nicolas, Goetzman 12-06-2015

28Données 2006 : mobilité entre pays de la zone euro entre 01, % et 0,2 %, mobilité moyenne au sein des États membres de la zone 1 %, mobilité entre États des USA 2 % à 2,5 % . Source « Quelle mobilité du travail pour l’Europe ? » Trésor Eco février 2015 n° 143.

29In « Migration et emploi : vers un ajustement du marché du travail européen? » OCDE Observateur. Thomas Liebig, Direction de l’emploi, du travail et des affaires sociales de l’OCDE. 2014

30Données tirées de l’étude « Labour mobility in the euro area: cure or curse for imbalances? » Institut Jacques Delors. Mars 2016. Anna auf dem Brinke, Paul-Jasper Dittrich, chercheurs.

31ib. traduction de l’auteur.

32 In discours de Victor Hugo au Congrès de la Paix de 1849

33In « 100 jours pour que la France réussisse ». Jacques Attali. Ed. Fayard. p 129

34In « Les Allemands doivent accepter un budget européen, financé par une taxe carbone » latribune.fr. Michel Aglietta

35In Libération 26 juin 2016. http://www.liberation.fr/planete/2016/06/26/une-europe-du-peuple_1462248

36In  «Reconstruire l’Europe après le « Brexit ». Le Monde 28 juin 2016 T. Piketty

37In « Changer l’Europe » Op. Cit. p 358

38Ib p 346

39ib. p 349

40ib. p 355

41Sources Eurostat. Communiqué de presse 76/2016 – 21 avril 2016

42In « La Grèce a perdu toute la richesse gagnée depuis son passage à l’euro » Le Monde du 3 juillet 2015. Marie Charrel.

43Le MES permet d’aider des États de la zone euro en difficulté en limitant leurs taux d’intérêts et de participer au sauvetage de banques privées. Suivant des conditions liées au Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) et avec le possible veto de la France et de l’Allemagne ce mécanisme fait l’objet de nombreuses critiques.

44Discours d’ouverture de la session plénière du Parlement européen. Jean Claude Junker candidat à la présidence de la Commission européenne. Strasbourg, 15 juillet 2014. p 8

45In « Vers un nouveau système monétaire international ? » Pierre-Olivier Gourinchas. La Découverte « Regards croisés sur l’économie » février 2011 n° 10.

46In le « Le marché des changes face à une crise bancaire et à une nouvelle récession » 19 août 2011. forex.fr

47In « Euro-obligations : le débat enfle avant la réunion de Bruxelles » Le Monde 23 mai 2012

48Quantitative Easing ou assouplissement monétaire, politique menée par la BCE visant à racheter sur les marchés financiers les dettes souveraines afin d’éviter les taux élevés et le risque spéculatif.

49Michel Aglietta op. Cit.

50Bulletin Officiel des Impôts Mai 2010.

51« Le Capital au XXI° siècle ». Op.Cit. p 867

52 « Changer l’Europe » Op.cit.

53in « Bruxelles relance l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés » L’opinion Isabelle Marchais 24 octobre 2016

54 https://ec.europa.eu/taxation_customs/business/company-tax/common-consolidated-corporate-tax-base-ccctb_fr

55In Le Monde du 23 juin 2015, Gaël Giraud économiste en chef de l’AFD et directeur de recherche au CNRS,

56In « La carte d’Europe des taux d’impôt sur les sociétés » Le Monde 24 octobre 2016. Marine Rabreau

57À titre d’information, le taux d’IS en France est de 33,3 % au taux normal contre 22,8 % dans l’UE. Cela rapporte l’équivalent de 2,7 % du PIB contre 2,4 % en moyenne dans l’UE , taux que l’on trouve aussi en Allemagne et au Royaume-Uni. Mais si les crédits d’impôts sont retirés en France ce taux tombe à 1,7 % soit moins que la Grèce qui atteint 1,9 %.

58Conseil d’État. Étude annuelle 2016 Simplification et qualité du droit

59In « Les coulisses de la politique fiscale » Michel Taly Ed.PUF septembre 2016. p 12

60Ib p 64

61Ib p 65

62Ip p 99