S’unir sur une culture partagée et ouverte

II.1.La culture comme ciment de la société.

La musique et la danse font partie d’un cercle plus vaste et tout aussi fondamental appelé « culture ». Et si la diversité de ces « millions d’êtres », plus de cinq cents millions tout de même, semble être solidement garantie par les institutions de l’Union Européenne, le sentiment individuel d’être uni aux autres se délite dangereusement en ce début de XXIème siècle. Car il repose précisément sur ce lien fragile qu’est la culture. Encore une fois, pas l’économie, ni la famille ni la religion, non, la culture. Dans mon expérience passée au Département des Études et de la Prospective du ministère de la Culture1, son Directeur et créateur, Augustin Girard répondit un jour à une de mes questions. Je lui demandais, « Que pensez-vous du résultat de trente ans de dépenses culturelles publiques ? ». Là, il me répondit d’abord « Au bout de trente années, on tourne toujours autour de 12 à 15 % de la population que l’on pourrait qualifier de culturellement active ». Ce qui paraissait plutôt être un aveu d’échec puisque ces dépenses avaient été croissantes sur la période. Mais il poursuivit en disant « C’est peut-être ce qui suffit à une société pour tenir debout ». Moi, j’en ai maintenant la certitude, c’est la culture, avec ses différentes pratiques, savantes ou populaires, qui agit comme le véritable ciment de la société européenne.

Avec les arts et la littérature, la culture agit sur notre sensibilité, elle a le pouvoir de nourrir notre imagination et notre créativité, de nous ouvrir à nous-mêmes et aux autres. Avec la philosophie, les sciences et les techniques, elle enrichit notre connaissance de nous-même, et de notre environnement de l’infiniment petit à l’infiniment grand. En résumé, par ses multiples formes, la culture alimente notre sensation et notre sentiment d’exister. Elle est enfin souvent un exutoire salvateur pour sortir des trois modes de relation que sont l’économie, la religion et la famille lorsque ceux-ci imposent des rapports de forces économiques durs – effets sociaux du capitalisme non régulé ou du communisme étatique – des dogmes religieux intransigeants – sur le mariage, sur l’homosexualité, les arts… – ou des intérêts propres familiaux inégalitaires – droit d’aînesse, héritages, place des femmes…

Ainsi, comme ciment de la société, la culture pour se déployer librement, ne doit dépendre aucunement ni de l’économie, ni de la famille ni de la religion. C’est une affaire de société, de civilisation. Et ce n’est pas non plus la politique qui doit diriger la culture, mais l’inverse. Le grand humaniste et résistant que fut Jean-Marie Domenach l’a écrit il y a plus de 25 ans : « Ce n’est pas la politique, ce ne sont pas les institutions qui font une culture, c’est la culture qui inspire la politique et qui fait vivre les institutions »2.

Je ne peux donc que suivre l’avis d’E.W Saïd lorsqu’il dit que « la musique, la culture et la politique forment un tout »3. Et j’ajoute que la culture doit être la première préoccupation politique dont l’action visera précisément à la conserver, la transmettre, et l’enrichir dans l’intérêt du plus grand nombre, c’est à dire dans l’intérêt général.

II.2.La culture comme l’expression de la liberté d’aimer, de savoir et de faire.

La culture n’est pas seulement une affaire d’œuvres. Elle concerne aussi les manières d’être. Vaste, polymorphe et insaisissable, comment résumer la culture européenne ? Je pense que la culture européenne, c’est finalement l’expression de la liberté d’aimer, de savoir et de faire. Aimer, avec d’abord la figure du couple, qui s’exprime dans le récit biblique du Cantique des cantiques, dans le mythe d’Orphée, puis dans l’apparition de l’amour courtois, la légende de Tristan et Yseult, dans les lettres d’Abélard et d’Héloïse, dans les poèmes de Dante pour une Béatrice symbolique ou ceux de Pétrarque pour une véritable Laure. Cette relation de couple qui sera longtemps contrainte par le mariage religieux, et qui se libérera progressivement pour ne pouvoir être que civil et même concerner des personnes de même sexe. Aimer c’est aussi apprécier la saveur des choses de la vie, leur qualité et leur variété. Savoir, proche étymologiquement de saveur, est quant à lui représenté magistralement par la figure mythique de Faust, qui donne son âme à Méphistophélès en échange de la connaissance absolue4. Ce qui en dit long sur l’appétit de savoir de l’homme. Faire, enfin, avec les prodigieuses réalisations et créations que l’intelligence, la volonté, le talent et la sensibilité ont pu produire. Ces mots résonnent dans la liberté de conscience et dans la liberté d’expression. Dans le plaisir, dans le désir, dans la curiosité, dans la réflexion, dans l’action, dans l’invention, dans la création. Dans le rire, et dans la Joie, ce mot -« Freude »- par lequel débute précisément l’Ode à la Joie de Schiller.

Ces trois verbes s’associent aisément par deux ou trois pour signifier ce que nous sommes suivant les moments de l’existence. Être curieux : aimer savoir. Vouloir transmettre : faire aimer. Prendre plaisir à l’action : aimer faire. Être capable : savoir faire. Apprécier : savoir aimer. Informer ou enseigner : faire savoir. Par trois, ces mots résonnent particulièrement dans une Europe aux fortes racines chrétiennes, – que l’on peut voir synthétisées dans la deuxième des sept dernières paroles de Jésus, implorant l’amour divin: « Père, pardonne-leur5 : ils ne savent pas ce qu’ils font »- Ou bien encore par cette phrase qui m’avait frappée : « Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages » tirée d’un poème qui donne plusieurs décimales du nombre pi. Je l’avais entendue pour la première fois prononcée par mon professeur de Mathématiques en classe de Math sup au lycée Janson de Sailly, M. Djian. Frappé parce que c’était la première fois que j’entendais un professeur de Mathématiques citer un poème, et de l’entendre dire que c’était certainement plus difficile d’écrire des poèmes que de faire des mathématiques. Nous qui héritons d’enseignements disciplinaires dispensés de manière si peu perméables les uns aux autres, sommes toujours peu disposés à goûter les trésors de l’enseignement interdisciplinaire. Alors, forcément quand un mathématicien vante la poésie, cela étonne. Cela ne devrait pas, je pense au contraire. Avec le temps je suis frappé aussi de voir combien il est difficile d’associer ces trois verbes en une phrase : aimer faire savoir. Et peut-être plus encore, à l’envers : savoir faire aimer. Avoir l’envie de transmettre – aimer faire savoir – et en être capable d’une manière profonde, sûre et durable – savoir faire aimer – constituent me semble-t-il l’idéal de l’enseignant. Et je mesure chaque jour la difficulté de la tâche : partir le matin comme Prométhée et revenir le soir comme Sisyphe ! Tout en restant « heureux » pour reprendre le lendemain…

C’est au nom de cette fraternité et de cette culture là, celle de l’expression de la liberté d’aimer, de savoir et de faire, que nous devons nous unir. Et la politique doit agir prioritairement pour que cette culture soit une base, une référence solide pour l’existence de chacun. Nous devons aussi nous unir pour qu’elle soit préservée des menaces et des attaques, intérieures et extérieures. Nous unir également autour d’une vison de l’économie qui préserve et promeuve cette culture et réduise les effets néfastes sur les individus et la nature, d’une société de plus en plus mondialement productiviste. Tout ceci nécessite en définitive de nous unir en France et dans l’Union Européenne pour nous réapproprier l’intérêt général, le formuler et le défendre afin d’atteindre à une harmonie satisfaisante entre citoyens, entreprises, institutions, États et environnement.

1 Le Département (actuellement Département des études de la prospective et des statistiques (DEPS) permettait entre autre de mesurer les dépenses culturelles publiques. J’y avais fait des enquêtes sur le financement culturel des collectivités locales entre 1991 et 1995.

2In « Europe : le défi culturel » Ed. La Découverte/Essais. 1990. p 78

3Ib p 19

4Pour finalement comprendre que seul l’amour peut sauver, comme l’éternel féminin de Goethe l’indique.

5Car le pardon divin est considéré comme un acte d’amour.