S’unir sur une autre vision de l’économie 

IV.1.Refonder le système monétaire international

L’économie n’est ni une fin en soi, ni une science exacte. Mais les problèmes liés aux échanges de biens sont devenus si cruciaux dans le monde que les économistes sont maintenant non seulement indispensables au débat, mais ils sont surtout indispensables aux politiques. Parmi eux certains atteignent un haut degré d’influence. Le maître de l’école de Chicago, Milton Friedman, un des économistes les plus influents du XX° siècle, est un de ceux-là. Il a inspiré entre autre la politique économique du président américain Reagan et celle du premier ministre britannique, Margaret Thatcher. Moins d’intervention de l’État, des monnaies qui sont comme des marchandises, dont le prix est fixé par le marché sans étalon de mesure, une inflation maîtrisée voilà en résumé la doctrine libérale, monétariste et anti inflationniste de Friedman. Selon cette doctrine du libre-échange, dès lors que la marché ne serait pas entravé, tout le monde en retirerait un bénéfice, les vendeurs des profits, les acheteurs la satisfaction de leurs besoins au juste prix.

IV.1.1Le problème « dollar »

Sauf que, de 1944 à 1971, ce système était déséquilibré en raison du rôle privilégié du dollar qui est à la fois une monnaie nationale et la monnaie de référence internationale dont le manque de stabilité du taux de change pouvait être potentiellement néfaste à grande échelle. A partir de 1971, il est devenu absurde car le dollar perdit sa référence à l’or, considéré comme instrument de mesure universel. Depuis, il est devenu dangereux car s’y sont greffées des dérives financières privilégiant les espaces juridiques moins-disants du point de vue fiscal, démocratique, social et environnemental. Pas des pays, non, juste des espaces juridiques favorables.

C’est tout d’abord ce fameux privilège exorbitant du dollar que dénonçait le général De Gaulle en 1965 lorsqu’il affirmait : « Nous tenons donc pour nécessaire que les échanges internationaux s’établissent, comme c’était le cas avant les grands malheurs du monde, sur une base monétaire indiscutable et qui ne porte la marque d’aucun pays en particulier. »1 Il pensait à l’époque revenir à l’étalon or, de manière à rééquilibrer le système et éviter les abus liés à la monnaie des États-Unis « qu’il n’appartient qu’à eux d’émettre »2. Non seulement ceci n’a pas eu lieu, mais cinq ans plus tard les États-Unis ont suspendu la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971, et cela de manière unilatérale, rompant les accords de Bretton Woods de 1944. Ceux-ci établissaient les règles du système monétaire international sur le seul dollar, adossé à des réserves d’or américaines représentant, à l’époque, les trois quart du stock d’or mondial. Sur cette base les États-Unis pouvaient puissamment contribuer au développement du commerce mondial, tant qu’ils avaient suffisamment de réserves pour convertir les dollars émis à l’étranger si de telles demandes étaient faites. Mais les réserves d’or couvrant de moins en moins le volume des dollars émis, le risque de ne plus assurer cette convertibilité fut tel que, par exemple, le général De Gaulle réclama qu’on lui rendit l’équivalent en or de ce que la banque de France détenait en dollars.

Puis, en 1971, la succession des déficits de la balance des paiements des États-Unis ne leur permirent plus effectivement d’assurer cette convertibilité automatique fixée à 35 dollars pour une once d’or. Après un épisode de dévaluation insuffisante du dollar, en 1973, le cours des monnaies devient flottant comme le recommandait Friedman depuis 1953. Cela donna un privilège encore plus grand aux États-Unis pour creuser leurs déficits commerciaux. Car, si les déficits commerciaux de la première puissance économique mondiale permettaient aux autres pays de développer le commerce international, cela les obligeait à faire confiance encore plus au dollar puisqu’ils en accumuleraient de plus en plus dans leurs réserves. Accepté par les autres États lors les accords de la Jamaïque en 1976, le système des changes flottants est donc acté, il n’y a plus d’étalon neutre, le dollar continue d’inonder le marché mondial, et Friedman reçoit son prix Nobel d’économie. C’est le point final d’une histoire dans laquelle la monnaie, d’un point de vue international, était, par le moyen d’un cours fixé par les États, automatiquement convertible en une monnaie métallique, d’abord avec l’or et l’argent puis avec l’or seul comme référence au XIX° siècle. L’économiste de Chicago n’était pas bien sûr le seul inspirateur de cette politique, d’autres économistes et de nombreux conseillers ont convaincu des hommes et des femmes politiques de prendre ces décisions.

IV.1.2Une refonte en amont nécessaire du système monétaire non encore aboutie ; une évolution en aval vers moins de dollar et plus d’or dans les réserves mondiales.

En 1944, l’économiste anglais J.M Keynes avait déjà proposé à Bretton Woods un système fondé sur une autre unité de compte internationale. Refusant le retour à ce qu’il estimait être une relique barbare, l’or, il avait imaginé un système alternatif au dollar-or dans lequel les monnaies nationales étaient reliées à une base commune, le bancor, et non reliées à une seule d’entre elle ou à du métal. Cela ne fut pas accepté, tout comme le retour à l’or que préconisait le général de Gaulle en 1965. Il a fallu la crise financière et monétaire de 2008, pour que le FMI propose le 13 avril 2010 la création d’une monnaie internationale sur la base de ce qu’avait préconisé J. M Keynes. Sans succès. Ce qui n’empêche pas le FMI d’avancer tout de même : le 31 octobre 2016 il décide d’intégrer la monnaie chinoise le yuan dans son panier de monnaies de référence au côté du dollar, de l’euro, du yen et de la livre sterling. Ce panier sert depuis de référence à une unité de compte, le Droit de Tirage Spécial (DTS), qui a été créée en 1969 à l’époque où, précisément, il manquait pour le commerce mondial une offre suffisante de réserves d’or ou de dollar. Cette unité de réserve est calculée actuellement sur ces cinq devises de manière proportionnelle, dont le dollar et l’euro forment l’essentiel avec respectivement 41,73 % et 30.93 % du DTS3 Ainsi le FMI poursuit la démarche d’intégrer les monnaies fortes dans un panier de référence qui pourrait servir à créer des bons du trésor en DTS voire, comme le proposait le prédécesseur de C Lagarde, de facturer l’or ou le pétrole en DTS. Corrélativement, ce qui se dessine aujourd’hui en pratique, c’est une dé-dollarisation de certains pays et une recherche d’augmentation des réserves en or. L’attrait particulier des banques centrales pour l’or et en particulier les banques centrales russes et chinoises en attestent. Entre eux, ces États ont aussi décidé de commercer en yuan ou en rouble en se passant du dollar, pour de gros contrats d’hydrocarbures. Tout comme l’Iran qui, depuis la levée de l’embargo américain, a décidé de présenter ses factures de pétrole en euro.

IV.1.3L’euro monnaie internationale ?

Un des avantages de faire de l’euro une monnaie réellement internationale est de contrebalancer la place du dollar dans le système monétaire et peser dans les négociations mondiales visant, pour reprendre les termes du général De Gaulle, à le refonder sur une « base indiscutable ». Les spécialistes s’accordent sur le fait que le dollar ne sera pas remplacé par la devise d’une nation dominante comme ce fut le cas pour les États-Unis après 1945. « Le scénario jugé le plus probable (bien que discutable) est celui du polycentrisme monétaire. Le nouveau régime monétaire international reposerait sur la cohabitation de plusieurs monnaies internationales centrées sur des blocs monétaires régionaux et articulées entre elles par des mécanismes de coopération et de coordination »4.

Mais de nombreux éléments handicapent l’internationalisation de l’euro selon l’auteur de l’ouvrage cité ici : 85 % des échanges bilatéraux de devises se font en dollar, il est surreprésenté dans les transactions internationales, les contrats en hydrocarbures sont presque tous facturés en dollar, l’économie mondiale dépend fortement de la Réserve américaine pour obtenir des liquidités en dollars, le très faible taux de croissance de la zone euro incite peu à détenir des euros – même si la zone attire d’autant les investisseurs étrangers qu’ailleurs les perspectives de croissance sont aussi plutôt faibles -, l’absence de nouvelles crises monétaires n’est pas garanti. L’absence de politique de change pose aussi un problème. Elle est liée aux vues divergentes de la France et de l’Allemagne. Celle-ci nie la surévaluation de l’euro qui a pour origine sont fort excédent commercial, qui s’élève à 8 % de son PIB, la France estimant qu’un euro fort pénalise son économie. Dans la pratique c’est à la BCE que revient la responsabilité d’agir sur le taux de change, sans avoir de légitimité démocratique pour cela. Mais le traité donne ce pouvoir au Conseil européen qui devrait être plus actif et ne pas seulement agir en réaction au marché. François Hollande l’a pourtant affirmé en 2013 devant le Parlement européen «Nous devons avoir une politique de change» a-t-il déclaré en justifiant que la monnaie « ne peut fluctuer selon les humeurs des marchés. Une zone monétaire doit avoir une politique de change sinon elle se voit imposer une parité qui ne correspond pas à l’état réel de son économie ». Depuis, peu de choses ont été engagées. Il faut donc relancer une politique de change de l’euro.

D’autres difficultés rendent l’internationalisation de l’euro plus délicate. Les marchés monétaires et financiers européens sont plus étroits, segmentés et moins liquides, et le marché de la dette publique de la zone euro est fragmenté en autant de pays membres, contrairement aux États-Unis où le trésor est l’unique émetteur d’emprunts d’État. Surtout les États-Unis ne sont pas réputés faire défaut sur leur dette. A voir le niveau qu’elle atteint, 19 000 milliards en février 2016 – et 430 milliards d’intérêt annuel, premier poste après la défense – on peut se demander combien de temps cela peut tenir. Mais à partir du moment où environ 1 500 milliards de dollars sont dans les caisses des trésors chinois et japonais respectivement personne ne pense que les États-Unis pourraient faire défaut, puisqu’il leur suffit de fabriquer des billets et de voter une élévation du plafond de leur dette. Cela la BCE ne peut pas le faire car cela revient à acheter directement de la dette aux Etats et ses statuts le lui interdisent. Or pour arriver à l’objectif fixé d’internationaliser l’euro, il faudra l’adosser à une dette publique correspondant à l’ensemble des dettes publiques des pays de la zone, qui devraient être garanties par la BCE, comme la Réserve Fédérale ou la banque d’Angleterre le font avec les bons émis en dollars ou en livres sterling. C’est pourquoi il paraît nécessaire de changer cet aspect du traité. Sinon il est fort peu probable que les propositions de mutualisation de la dette puissent un jour aboutir puisqu’il y aura toujours le risque qu’un pays membre de la zone fasse défaut et que ce soit les autres qui paient. Berlin qui y voit la possibilité donnée à certains pays de jouer les « passagers clandestins » pour profiter d’emprunts à taux bas en faisant porter les risques sur l’ensemble des pays membres tout en continuant à creuser leurs déficits, y est opposé. La chancelière est surtout contre l’idée que la BCE puisse acheter directement de la dette auprès des États en créant ainsi de la monnaie, car cela représente un risque inflationniste que l’Allemagne ne veut pas prendre. Non pas tant qu’elle garde le traumatisme de la période hyper inflationniste de la république de Weimar fortement ancré dans sa mémoire – l’époque où les allemands essentiellement en 1923, transportaient leur Marks dans des brouettes pour faire leurs courses – mais plutôt que les Allemands épargnent beaucoup – la population vieillit et le système de retraite est fondé sur l’épargne qui déjà ne rapporte plus beaucoup puisque les taux d’intérêts pratiqués auprès des banques par la BCE après avoir même été négatifs, sont toujours bas – et comptent sur la solidité de leurs exportations à long terme, deux éléments qui nécessitent la plus grande stabilité monétaire, c’est à dire l’inflation la plus basse, précisément ce que la BCE a pour mission d’assurer5. C’est la raison pour laquelle il faut que les chefs d’États Français et Allemand portent un projet européen qui soit à la hauteur des enjeux de ce que la France et l’Allemagne peuvent représenter pour le monde comme perspective de changement radical du système monétaire dominé par les américains. Système parfaitement instable au demeurant. Il faut donc lier la question de la mission de la BCE à celle d’une refonte du système monétaire international et agir pour donner à l’euro une diffusion plus grande en particulier en facturant le plus possible d’échanges en euro plutôt qu’en dollar, en particulier les hydrocarbures de nos partenaires européens. Le marché du Brent devrait être facturé en euro. De même avec les hydrocarbures que l’UE importe avec d’autres fournisseurs que les Américains ou les saoudiens.

Si enfin un compromis est trouvé pour refonder le système monétaire international au moyen d’un instrument de mesure universel, nous en reviendrions alors à rétablir une fonction fondamentale de la monnaie. Déjà défendue par Aristote, c’est dire si le débat est ancien, « la monnaie est un instrument essentiel de la justice corrective, de la justice se rapportant aux contrats. La justice corrective signifie que l’échange entre égaux doit être proportionnel. Par conséquent dans ce domaine l’injuste est un excès ou un défaut contraire à la proportion raisonnable. En d’autres termes, pour Aristote, sans égalité proportionnelle il n’y a pas d’échange et la communauté des rapports ne peut qu’être problématique. L’échange équitable, est ainsi, pour lui, la condition même de ce qu’on va appeler plus tard libre échange, une communauté des rapports sans entraves »6. Les entraves ne sont non pas dues à la régulation juste, elles sont dues au déséquilibre fondamental occasionné par la tyrannie du dollar, et par des mauvaises pratiques qui ne sont corrigées ni par des instances de contrôle indépendantes ni par un comportement plus responsables d’agents économiques vigilants et correctement informés. Et ces corrections ne peuvent se faire que si l’on s’entend sur leur finalité, à savoir, l’intérêt général.

IV.2.réguler l’économie mondiale dans l’intérêt des citoyens

IV.2.1Un libéralisme des échanges sans instrument de mesure universel

Les échanges internationaux se font donc depuis quarante-cinq ans sur une base monétaire parfaitement inéquitable et largement disproportionnée, qui devrait enlever toute légitimité à l’usage actuel des mots libre-échange, libéralisme ou encore néo-libéralisme, car « notre époque appelle abusivement – que ce soit pour le louer ou le condamner – « néo-libéralisme » une réalité qui ne mérite pas ce nom : l’époque économique actuelle est fondée sur le refus des automatismes de la monnaie métallique et les banques centrales y entravent régulièrement la « loi du marché » en matière d’achat et de vente de monnaie. […] Le fait est qu’on ne peut pas séparer le libéralisme économique au niveau international de l’existence d’une mesure commune universelle. »7 La loi du marché n’existe pas faute d’une unité de mesure universelle. Et le développement d’un usage non éthique de l’économie risque, si rien ne régule le commerce mondial, de parachever le désastre. Depuis le début, les conséquences réelles du primat tyrannique et absurde du dollar comme principal instrument d’échange international, et l’instabilité de son cours, sont bien là, dévastatrices.

IV.2.2Une succession de crises monétaires et financières

Depuis le coup de force nixonien de 1971, les effets conjugués des différentes crises monétaires et financières – successions de crises de la dette des pays en voie de développement dans les années 80-90, subprime en 2008, dettes souveraines à partir de 2010 – d’une dérégulation, pour le moins peu démocratique, de marchés de plus en plus grands avec la réapparition de la Russie, le « réveil » de la Chine, et les pays dits « émergents »- d’une course au moins disant8 fiscal qui s’accommode d’un système international de fraude, au moins disant social qui s’accommode d’immenses inégalités de niveaux de salaire et de protection des droits salariaux, ou au moins disant environnemental qui s’accommode de polluer et d’intoxiquer le monde vivant, se sont dramatiquement accentués. Surtout pour les pays ayant une base économique réduite. Ce qui rend nécessaire pour le système monétaire mondial à la fois de définir un autre instrument de mesure que le dollar, comme nous l’avons vu plus haut, et de renforcer les instances de régulation et de contrôle du marché par un fonctionnement plus démocratique, plus juste et plus efficace.

IV.2.3Une régulation et une pression citoyenne encore insuffisantes pour équilibrer les pouvoirs et dissuader les dérives

Il nous faut donc obtenir les garanties d’un fonctionnement juste et non néfaste de l’économie mondiale. Pour cela, il paraît indispensable de renforcer le contrôle des modes de production des entreprises par des autorités indépendantes dissuadant, interdisant et condamnant fermement celles qui ont des comportements nocifs tant sur le plan social que sur le plan environnemental. Et si en fin de compte, les contraintes fiscales s’avéraient insuffisantes pour empêcher les entreprises de polluer ou de transgresser les règles alors la seule contrainte efficace sera d’apporter une réponse pénale à ces dérives. Alors peut-être arrivera-t-on à réduire les effets néfastes de comportements inacceptables.

Parallèlement, face à l’importance économique et politique des U.S.A , aux puissants acteurs privés, la société civile européenne doit se mobiliser davantage. Bien que de nombreuses initiatives citoyennes aient vu le jour, elles peinent à peser dans les décisions qui les concernent. Il n’empêche qu’elles doivent être rassemblées et mobilisées afin d’agir sur la plan juridique et politique directement ou par leurs représentants en France et dans l’UE. Le cas des traités internationaux illustre bien ce problème de démocratie. Ces traités internationaux que la Commission européenne, mandatée par le conseil européen – c’est à dire les chefs d’État et de gouvernement démocratiquement élus par les citoyens des pays membres – négocie avec les U.S.A et le Canada, contiennent de quoi impacter considérablement nos économies, nos emplois et enfin notre indépendance. Le Partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement avec les U.S.A9 et l’accord économique et commercial global avec le Canada10 , défraient de plus en plus la chronique en raison des dangers et des déséquilibres potentiels qu’ils contiennent. Si, à propos du CETA, cinq ans de négociations ont été nécessaires pour obtenir une ratification, il faut encore en passer par les parlements nationaux avant que son application voit le jour. Les pro CETA voient dans l’accord l’intérêt de mettre fin aux droits de douane entre les deux espaces, et d’instituer une réciprocité d’accès aux marchés publics. Pour les anti CETA, la société civile et le parlement belge de Wallonie, il fallait obtenir des garanties sur les normes alimentaires notamment, et sur la composition des tribunaux arbitraux, considérés comme de véritables repoussoirs. C’est ce qui s’est passé après le blocage wallon. Le tribunal arbitral est un mécanisme déjà en vigueur que le processus de négociation a révélé au grand public. Au sein du Tafta/TTIP qui permettrait de créer la plus grande zone de libre échange du monde, ce type de tribunal pose un problème majeur. L’investor-state dispute settlement (ISDS) est le mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs et les États. Si les tribunaux arbitraux qui en assurent la mise en œuvre n’obtiennent pas directement l’annulation des lois, ils peuvent en revanche faire obtenir des indemnités aux entreprises si les États renoncent à leurs engagements. Ce qui peut être dissuasif non seulement pour les États, surtout les plus fragiles, mais aussi pour les collectivités locales qui ne veulent pas prendre le risque de trop lourdes indemnités. Et cet effet est loin d’être neutre comme l’indique le montant acquitté par les États depuis 1994 : « Dans un rapport publié en janvier 2015, l’ONG Les Amis de la Terre estimait au bas mot à 1,3 milliard d’euros l’ensemble des pénalités payées par les pays européens à l’issue d’un ISDS depuis 1994, et plus de 3 milliards en comptant les frais de justice et les règlements à l’amiable – le tout, sur la base de la seule moitié des sentences qui ont été rendues publiques. »11. Dans ce rapport, on apprend que 127 contentieux ont touché 20 pays d’Europe. Les indemnités demandées pour les 62 plaintes dont les données étaient publiques représentaient 30 milliards d’euros12. Les craintes sont donc fondées. Le processus a montré sa complexité et a confirmé le fonctionnement opaque de la Commission européenne. Tout cela fait légitimement douter qu’elle fut mise dans cette négociation totalement au service de l’intérêt général. Ceci implique donc qu’il faille repenser sa gouvernance tout en accentuant la pression citoyenne.

IV.3.Le retour du protectionnisme ?

Conjointement à la question de la monnaie, à celle des autorités de régulation se pose celle des mesures protectionnistes, que l’élection inattendue de Donald Trump rend moins virtuelle. La remise en cause de l’OMC par Donald Trump et sa volonté d’ériger des barrières protectionnistes, volonté partagée par tous ceux qui se positionnent comme anti-système, qu’ils soient d’extrême gauche ou d’extrême droite, ne régleront pas pour autant le problème : « la critique de l’OMC ne doit cependant pas mener à nier la nécessité d’une instance de régulation du commerce international, ni le fait que l’avenir du monde n’est pas dans l’utopie néo-marxiste d’un repli économique des nations ou des communautés sur elles-mêmes mais dans une régulation du libre échange. Elle passe en premier lieu par le rétablissement d’un système monétaire international fondé sur la justice et la réciprocité »13.

IV.3.1Le cas argentin qui ne peut être qu’isolé, marginal et momentané.

Si des mesures protectionnistes prises par un État particulier de taille moyenne comme l’Argentine qui s’est isolée du commerce mondial pendant treize ans, peuvent avoir des effets bénéfiques à court terme, comme la réduction du chômage, mais peuvent aussi avoir des effets négatifs comme une inflation à deux chiffres, une économie souterraine et un développement de la corruption pour détourner les barrières douanières, ces mesures ne sont pas durables : le nouveau président argentin revient vers une politique de libre-échange, possible encore dans le contexte mondial actuel. Chaque pays peut avoir bien entendu cette tentation et bénéficier à court ou moyen terme des effets protecteurs de telles mesures – réindustrialisation , protection agricole – à condition que tous les autres pays ne s’y prêtent pas en même temps. Mais si les États-Unis s’adonnent à cette politique, les grands ensembles comme l’UE ou la Chine se verront obligés de répliquer rapidement. Or cette configuration a montré par le passé, après la crise de 1929, combien elle pouvait s’avérer catastrophique en réduisant brutalement la production mondiale et augmentant par conséquent massivement le chômage. La loi Hawley-Smoot promulguée au lendemain du Krach boursier d’octobre 1929 pour augmenter les droits de douane à l’importation est un facteur qui a aggravé la grande dépression dans le monde en entraînant des réactions protectionnistes qui ont eu pour effet de réduire le commerce mondial des deux tiers entre 1929 et 193414. Dès lors, si d’aventure un État ponctuellement et provisoirement peut décider d’ériger des barrières douanières, l’ensemble des échanges internationaux ne peut s’établir pour autant sur des barrières protectrices de tous contre tous au même instant. Autrement dit, la souveraineté absolue conduisant à l’isolement voire à l’ autarcie ne peut exister à l’échelle internationale sans risques pour tout le monde. Il ne peut donc y avoir que des souverainetés relatives appuyées sur la discussion.

IV.4.Réduire le déséquilibre entreprises-consommateurs

IV.4.1Un concept de « Société de consommation » trompeur et qui a la vie longue

Le concept de « société de consommation » s’est imposé peu à peu depuis l’après-guerre pour définir notre société. La multiplicité des produits, des biens et des services y est présentée comme une réponse à des besoins plus ou moins fondamentaux. Cela semble logique, le raisonnement de l’entrepreneur étant à peu près le suivant : « il y a des besoins, donc je produis pour les satisfaire ». Et une fois que le produit, ou le service est consommé, il est détruit. Nourriture, énergie, ou moins rapidement, par l’usage, les objets, les vêtements, les machines, toute production finit détruite. Pour les biens plus durables, une maison par exemple, on admet facilement que l’usage et l’usure impliquent de consommer des produits et des services pour la réparer et l’entretenir, sous peine de destruction. Le mot anglais pour consommer, « consume », le dit clairement. C’est un mot français à l’origine. Comme la bougie allumée se consume, le produit ou le service consommé disparaît. La société de consommation est donc une société de destruction. S’il n’y a pas destruction, il ne peut dans ce contexte y avoir de création. Le consommateur est donc aux deux bouts de la chaîne de production : ses besoins sont le point de départ de la création du produit, du bien ou du service, sa consommation est le point final de leur destruction. Et la chaîne de production peut ainsi continuer à fonctionner à mesure que les besoins, les désirs, les appétits du consommateur sont repérés, étudiés, stimulés pour finir satisfaits, c’est à dire que ce qui a été créé a été détruit non sans que du « temps de cerveau humain disponible »15 ait été capté grâce à la publicité pour qu’il soit plus à même de vouloir consommer. Les plus grandes entreprises s’y emploient d’ailleurs avec toute leur intelligence et toute leur énergie. Le consommateur, le client est alors considéré comme un roi, car c’est de sa consommation que dépend la survie des entreprises, et c’est elle qui conditionne le revenu des entrepreneurs, des actionnaires, des dirigeants, et des salariés. Comme c’est le consommateur qui a le dernier mot, c’est lui l’essence du système. Après tout, c’est lui qui consomme et il est libre de le faire non ?

IV.4.2Des asymétries entre entreprises et consommateurs symptômes d’une société productiviste

Ce n’est pas si simple justement. Tout d’abord, le terme « Société de consommation » réduit à la seule consommation l’activité humaine dans la société. Certes elle est conséquente mais elle n’est pas la seule activité, même si des penseurs comme Guy Debord, déjà en 1967, décrivait davantage la société de consommation comme une société du spectacle dans laquelle « Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale »16. Ensuite, d’une manière triviale certes, chacun peut constater qu’il y a plus de professionnels de l’entreprise que de professionnels de la consommation ! Ce qui est moins trivial c’est que le statut de consommateur n’a été défini juridiquement avec précision qu’en … 201417  ! Ce qui est somme toute assez récent pour un agent économique qui est censé être l’âme du système. Et enfin, surtout, qu’il existe un certain nombre d’asymétries qui déséquilibrent les rapports d’échanges économiques entre d’un côté, ceux qui produisent, distribuent et médiatisent les produits, les biens et les services et, de l’autre, ceux qui les consomment.

IV.4.2.a)Asymétrie d’information sur les produits et les services

La première asymétrie c’est que l’entrepreneur sait ce qu’il produit et comment il le produit, le consommateur, a priori, non. Pour qu’il puisse accéder s’il le souhaite à des informations sur le produit ou le service qu’il consomme, autrement que par ce que veut bien donner l’entreprise, il faut un intervenant extérieur dans le processus d’échange : des autorités indépendantes qui établissent des règles de santé, de sécurité et d’hygiène, des certifications, des labels…auxquelles l’entreprise va se conformer plus ou moins. Il faut aussi des journalistes d’investigation et parfois de longues enquêtes, ou des lanceurs d’alerte pour révéler des vérités peu honorables comme le recours à des substances addictives introduites dans les cigarettes pour en augmenter la consommation tout en sachant le tabac cancérigène. Dans ce cas extrême, l’entreprise de tabac risque seulement la faillite alors que le fumeur risque de mourir prématurément d’un cancer du poumon. L’asymétrie de l’information est donc potentiellement défavorable voire préjudiciable au consommateur, surtout lorsqu’il n’a pas les moyens de la réduire.

IV.4.2.b)Asymétrie d’information sur l’entreprise

La deuxième asymétrie provient du fait que l’information que le consommateur a de l’entreprise, dont il achète les produits, les biens ou les services, ainsi que celle des entreprises qui les distribuent et les médiatisent, est souvent pauvre et inefficiente. A contrario, les entreprises s’appuient sur la mercatique18 pour connaître précisément le consommateur. Sa demande de reconnaissance sociale par la marque est parfois telle que les entreprises font coup double lorsque leur « client » devient gratuitement un agent de promotion des produits et services qu’il achète, via la publicité qu’il fait de leurs marques (logos sur les vêtements, les voitures, les blogs19 ou les commentaires en ligne…). Et ce n’est pas tout, d’autres horizons se sont ouverts pour les entreprises grâce aux technologies numériques. Ce qui est nouveau, depuis les années 80 avec le développement des ordinateurs individuels, puis celui d’internet à partir des années 2000, des téléphones « intelligents » et des réseaux sociaux, c’est l’importance qu’elles ont prises dans nos vies. Elles permettent d’accéder à un niveau incommensurable d’informations, sur tous les sujets, de partout, tout le temps, et de créer de nouveaux biens et services et de nouveaux usages de consommation. Elles apportent aussi aux entrepreneurs des données personnelles massivement collectées par les usages des individus, mises sous la forme d’immenses bases de données , le fameux « big data ». Et bien entendu cela accroît le déséquilibre entre la masse et l’efficacité de traitement des données collectées par les entreprises sur les consommateurs alors que ceux-ci n’ont pas massivement et efficacement accès aux informations de ceux-là.

De surcroît, le consommateur, en général se préoccupe de son plaisir, du rapport qualité prix, ou de l’image sociale qu’il veut donner par ce qu’il consomme et possède. Mais il peut s’avérer utile qu’il se pose des questions sur l’entreprise à qui il donne son argent. Il peut se dire : est-ce une entreprise adepte de l’optimisation fiscale ce qui signifie qu’elle siphonne les recettes des États et m’oblige à payer plus de taxes ou d’impôts ? est-ce une entreprise qui ne respecte pas les règles de l’Organisation Internationale du Travail, et qui accepte sans être trop regardante de faire travailler de manière indigne, parfois mortelle, des ouvrières, des ouvriers, parfois des enfants, ce qui heurte mon sens moral ? est-ce une entreprise qui ne fait pas assez d’efforts pour réduire ses polluants qui empoisonnent les sols, les eaux et le monde vivant où je vis ? Ou bien pour réduire les émissions de particules fines ou de carbone, issues de la production ou de la distribution de ses produits, qui polluent l’air de tout le monde, donc celui que je respire ? est-ce une entreprise dont les actionnaires et les dirigeants agissent de manière à faire prévaloir leurs intérêts au détriment de l’état de droit et des citoyens dont je suis ? S’ajouterait donc à la satisfaction ego-centrée d’une consommation pour soi-même, locale, une satisfaction allo-centrée pour les autres et pour l’environnement. La question de la consommation devient alors : suis-je dissuadé d’acheter si je sais que cet achat ne correspond ni à mon intérêt objectif – des taxes et des impôts en plus, ou un environnement néfaste – ni à mes valeurs humanistes ? Si oui, alors l’information nécessaire sur les actionnaires et les dirigeants des entreprises dont je voudrais consommer les produits, les biens et les services doit être la plus efficiente possible tout comme est la plus efficiente possible celle dont ils peuvent disposer sur l’ensemble des consommateurs dont je suis. Mais chacun dans son expérience de consommation sait bien que le degré d’efficience de l’information n’atteint pas aujourd’hui aux mêmes degrés dans les deux situations. Ce qui fait dire à Thomas Piketty dans « Le Capital au XXI° siècle » : « l’enjeu le plus important pour l’action collective concerne la publication des comptes détaillés des sociétés privées (comme d’ailleurs des administrations publiques) qui sous leur forme publique actuelle sont tout à fait insuffisants pour permettre aux salariés ou aux simples citoyens de se faire une opinion sur les choix en cours, et a fortiori pour intervenir dans les décisions »20

IV.4.2.c)Asymétrie de la connaissance du droit d’usage

La troisième asymétrie vient de ce que certains produits ou services ne sont pas détruits quand ils sont consommés. Ce qui est consommé, c’est le droit d’usage. Quand par envie vous écoutez de la musique sur un lecteur quelconque ou que vous lisez un livre, la musique et le contenu du livre ne disparaissent pas. Vous pouvez réécouter la musique ou relire le texte. Le même raisonnement peut s’appliquer à propos des abonnements sur les sites de streaming par exemple. Dans ce dernier cas, le support est « dématérialisé » dans le sens où vous n’avez pas un objet physique, un CD ou un livre, dédié à la musique ou au texte. Car vous n’avez pas acheté la musique ou le texte contenu dans le CD, dans le livre, ou dans l’abonnement. Non, en réalité vous avez acheté le droit d’utiliser sous certaines conditions, fixées par le Code de la Propriété intellectuelle, le support de cette musique ou de ce texte. La mention « tous droits réservés » est précisément inscrite pour le signifier. Mais ce droit, vous le connaissez a priori assez peu, comme d’ailleurs celui de tous les autres codes pour lesquels l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » relève de la supercherie, tant leur complexité suscite jusqu’à des querelles picrocholines entre spécialistes. Cette asymétrie de la connaissance du droit d’usage de certains biens et services, et plus largement même du droit tout court, met clairement le consommateur dans une position d’infériorité de connaissances et d’informations susceptible de lui nuire. Le droit d’auteurs, le copyright aux USA, la législation des brevets, toutes ces règles posent des problèmes d’usage dans la consommation. C’est particulièrement vrai pour la brevetabilité du vivant avec les OGM. Des réponses légales, l’activisme des militants ou des initiatives comme la création des licences libres de type creative commons illustrent ce problème d’équilibre du droit d’usage. C’est d’ailleurs un problème lié à la juridicisation croissante de l’économie et même des rapports sociaux plus globalement.

IV.4.2.d)Asymétrie des capacités d’actions

La quatrième asymétrie vient de ce que le consommateur en tant que personne physique unique n’a pas la même capacité à agir pour défendre ses intérêts qu’une entreprise, personne morale, organisée le plus souvent collectivement. Consommer est bien une chose que l’on imagine être un acte singulier donnant à la « Société de consommation » un habillage homogène fondé sur la suprématie de l’individu. En revanche produire est une chose que l’on imagine hétérogène : de l’autoentrepreneur jusqu’au grand groupe industriel mondial, la variété du fonctionnement des entreprises est immense.

Et la capacité d’agir d’un consommateur pour défendre ses intérêts contre une entreprise, est d’autant plus faible que cette organisation est puissante. La capacité à agir d’un consommateur avec une entreprise n’est pas en effet la même s’il s’agit de son commerçant de quartier, d’une grande surface, d’un concessionnaire automobile, d’un grand magasin de CD ou d’un fournisseur d’abonnement musical en streaming. De même, l’artisan qui travaille pour son compte, le concessionnaire, la multinationale automobile, agro-industrielle, de la distribution ou de l’industrie de la musique n’ont pas les mêmes moyens de défendre leurs intérêts.

La puissance d’organisation, la recherche de synergies, d’économies d’échelles, l’optimisation fiscale, les visées monopolistiques, la connaissance du droit – droit des sociétés, de la consommation, des affaires, droit administratif, de la santé, de la fiscalité, de la propriété intellectuelle…- et enfin l’intérêt porté aux groupes de médias, caractérisent la plupart des grands groupes industriels dans leur recherche de maximisation des profits.

On peut ajouter naturellement l’investissement consacré à influencer le droit et les décisionnaires politiques. Aux États-Unis les grandes entreprises cotées ont investi 2,3 milliards de dollars dans le lobbying avec un certain succès : « entre 2000 et 2006, une proposition de loi préjudiciable à ce secteur avait trois fois moins de chance d’être adoptée par le Congrès qu’une proposition de loi promouvant la déréglementation. Un terreau fertile pour la propagation de la crise des « subprimes »21.

En Europe, l’embauche par Goldman Sachs de l’ancien président de la commission européenne, Jose Manuel Barroso, soulève à juste titre un tollé d’indignation en Europe. Car l’entreprise américaine qui l’a embauché espérant, entre autre, se servir de ses nombreux contacts, n’a fait ni plus ni moins qu’aider le gouvernement grec en 2001 a maquillé les comptes de l’état pour satisfaire aux critères d’endettement et de déficit et ainsi permettre à la Grèce d’entrer dans la zone euro. Recevant au passage une recette de 600 millions de dollars pour ses précieux conseils et en vendant des produits financiers visant à se couvrir en cas de baisse du marché (hedge funds), c’est à dire en anticipant un défaut de paiement grec ! Bien sûr aucune preuve de spéculation à ce jour, mais les soupçons pèsent. C’est pourquoi, après deux mois de polémiques sur cette embauche scandaleuse, le 12 septembre 2016, l’actuel Président de la commission, Jean-Claude Junker a saisi le comité d’éthique européen pour juger du comportement de son prédécesseur qui n’est plus considéré que « comme un simple représentant d’intérêt ».

On mesure combien face à cela, les citoyens, clients, consommateurs, comme on voudra qui n’ont pas nécessairement la conscience de leurs intérêts communs, n’agissent ni se structurent de manière suffisamment efficace pour les faire valoir. L’organisation des entreprises de production, de distribution et de médiatisation est autrement plus efficiente pour défendre leurs intérêts, que l’organisation des consommateurs pour défendre les leurs. D’où l’importance du travail des lanceurs d’alertes, d’effectuer des veilles citoyennes sur tous les sujets qui touchent à nos modes de vie, de créer et maintenir à niveau des organismes indépendants qui fournissent régulièrement des résultats d’enquêtes, et d’être représentés par des élus qui défendent par la loi l’intérêt des citoyens dans des institutions efficaces.

Il est donc malsain pour le débat démocratique de continuer à qualifier notre société de « Société de consommation » aujourd’hui. Il est bien plus approprié de parler de « Société de production », et même plus précisément de « Société productiviste », tant la Société tout entière est mobilisée pour que la puissance financière, technique, juridique et informationnelle rende optimale la rentabilité des investissements des entreprises et minimiser leurs risques. Face à la puissance des organisations, le consommateur final, isolé, possède peu de connaissances juridiques, d’informations et de capacité à agir efficientes pour défendre ses intérêts. Nous avons encore la chance d’être dans une société dont les modes d’échanges ne sont pas totalement réduits à des rapports économiques. Mais ils sont omniprésents. Et les ravages sociaux et environnementaux d’une société tournée de plus en plus vers l’économie productiviste et qui n’œuvre pas suffisamment pour le bien commun sont hélas trop nombreux. C’est pourquoi nous devons bien prendre conscience des asymétries qui existent dans ces rapports et nous mobiliser avec une détermination sans faille et une vigilance éclairée afin que, en les réduisant au minimum, le rapport entreprises-consommateurs soit plus équilibré.

IV.5.S’unir pour faire preuve de responsabilité sur les aspects sociaux et environnementaux de la production, la distribution, la médiatisation et la consommation des produits, des biens et des services.

IV.5.1La nécessaire connaissance des impacts sociaux des modes de production et de consommation.

Les considérations d’ordre moral, dont j’ai parlé ci-dessus – ne pas acheter un produit fabriqué dans des conditions humaines indignes et potentiellement mortelles – s’invitent de plus en plus dans le débat économique et politique, et pour de bonnes raisons. Le concept de commerce équitable se développe et son avenir dépend de l’internalisation par le consommateur de cet argument d’achat qui consiste à prendre en compte aussi l’intérêt du petit producteur22. De même, le consommateur peut se soucier de savoir si un produit ou un bien a permis de faire travailler quelqu’un en France ou dans l’UE plutôt qu’à l’extérieur, ce qui aura un meilleur impact socio-économique dans l’Hexagone ou chez un de nos partenaires de l’Union. On voit bien alors la nécessité évoquée plus haut de disposer de l’information sur le mode de fonctionnement social de l’entreprise pour arbitrer, choisir ou non d’acheter. L’individu ainsi informé n’aurait pas comme seuls critères d’achat uniquement le plaisir, ou la satisfaction de besoins, ou encore la recherche du meilleur rapport qualité-prix, ou encore l’acquisition de signes matériels d’appartenance à une classe ou un groupe particuliers, mais pourrait déjà éviter d’être le bout d’une chaîne de production néfaste pour lui et pour d’autres, rechercher aussi le meilleur impact socio-économique et satisfaire aussi une image plus altruiste qu’égoïste qu’il voudrait et pourrait désormais, se donner de lui-même. Ce comportement n’ayant pas un caractère spontané chez tout le monde, la politique doit avoir pour mission d’enseigner, de sensibiliser, d’informer le citoyen d’un côté, et, de l’autre, d’encourager les entreprises à internaliser ces préoccupations sociales du consommateur, de dissuader et de sanctionner efficacement les mauvaises pratiques.

IV.5.2L’environnement, une question morale et de santé publique qui impose des transformations en profondeur de notre fonctionnement économique

La même approche concerne l’environnement. Ce que l’on mange, ce que l’on boit, ce que l’on respire ne cesse en effet d’être corrompu et les problèmes environnementaux, omniprésents désormais, qui pouvaient à l’origine n’être perçus que comme des problèmes moraux liés aux atteintes à la nature et à ses écosystèmes et sembler à tord ne pas concerner les êtres humains, se doublent aujourd’hui de problèmes de santé publique d’ampleur mondiale. La liste peut paraître désespérément longue de tous les préjudices faits à notre environnement et à nous mêmes, dont à des degrés divers nous sommes la cause. La scandaleuse indécence des conditions industrielles d’élevage et d’abattage, l’excessive radicalité des techniques industrielles utilisées pour la pêche, des produits chimiques employés dans l’agriculture, les dangereux ravages de la déforestation, des exploitations minières et d’hydrocarbures, de nos rejets carboniques et chimiques, de notre gestion des déchets, conventionnels ou nucléaires, sont autant de comportements emprunts tantôt d’avidité, de cupidité, ou d’inconscience matérialiste que l’on ne peut autrement juger que comme honteux, les condamner et tout mettre en œuvre pour les faire cesser. A l’aveuglement doit se substituer une sagesse collective qui, à l’instar de Rabelais, affirme que « Par ce que […] Sagesse n’entre point en âme malveillante, et que science sans conscience n’est que ruine de l’âme » 23 nous devons servir non pas nécessairement Dieu comme le conclut le célèbre humaniste, mais notre humanité, tout simplement. L’analyse détaillée de ces comportements et de leurs conséquences déborde le cadre de cet ouvrage, et mérite un travail particulier et approfondi pour alimenter clairement le débat démocratique et les mesures qui, à l’échelle de la France et de l’UE doivent être prises, sans préjuger de notre influence dans le monde pour régler, en particulier, la question du réchauffement climatique. L’enjeu est indéniablement celui de la transformation de nos modes de production et de consommation.

Pour ne prendre que l’exemple de la pollution de l’air à l’extérieur ou chez soi, nous savons maintenant qu’elle a causé prématurément la mort en 2013 de 5,5 millions de personnes dans le monde, soit six fois plus que le paludisme24. C’est la quatrième cause de décès dans le monde, juste derrière la consommation de cigarettes. 87 % des individus dans le monde sont exposés à ses pathologies. En Europe, cinquante trois pays déplorent « 600 000 décès prématurés et pathologies engendrés par la pollution de l’air »25 selon l’OMS et l’OCDE en 2015. Et l’impact sanitaire de la pollution de l’air, extérieur et intérieur, coûte annuellement 1 400 milliards d’euros à l’Europe. Pour la France, cela représente 48,4 milliards d’euros, l’équivalent de 2,3 % de son P.I.B en 2013. L’ampleur du phénomène qui touche l’être humain ne fait que plaider pour un rapport qui renoue avec la nature avec laquelle de plus en plus d’humains sont coupés et qui est bien entendu directement touchée par nos modes de production et de consommation. La disparité du vivant, celle des écosystèmes voient leur diminution s’accélérer et nous ne pouvons tout simplement pas nous en exonérer. A moins de nous condamner à vivre sur une planète passée avec le temps d’hostile à inhabitable, comme des extra-terrestres. La question écologique devient ainsi un enjeu majeur de santé publique. C’est à travers ce biais qu’il faut déjà voir le problème écologique de notre économie et plus largement de notre société. Une Nature détériorée, le climat qui se réchauffe sont des problèmes majeurs qui touchent tous les Etats. Malheureusement, c’est sur la base de discussions avec tous les États, plus ou moins disposés à faire des efforts et capables d’en fournir, que nous pouvons avancer. Il est donc nécessaire de poursuivre ces discussions et ces négociations au niveau mondial comme l’a illustré la COP21. Mais l’UE doit s’approprier ces sujets de manière à obtenir de meilleurs résultats sur notre santé et notre environnement dans le cadre de ses prérogatives. Et c’est aux citoyens de manifester leur volonté dans ce sens, et d’être assurés que leurs représentants agissent dans leur intérêt au moyen de contre pouvoirs de régulation efficaces.

Au regard de tout ce qui a été dit dans ce chapitre, il serait bien que le citoyen-consommateur se pose finalement plus souvent trois questions : « à qui je donne mon argent ? », « à qui je donne mon temps ? » et « qu’est-ce que ça provoque? » et y réfléchir à deux fois avant d’acheter des produits ou des biens. Il reviendra alors aux entreprises, en fonction des règlements, de la fiscalité ou des quotas établis pour préserver la santé des citoyens et leur environnement, d’internaliser ces préoccupations pour permettre, qu’avec un système d’information pertinents, les consommateurs fassent aisément des choix qui correspondent à la fois à leurs désirs, à leur besoins et à l’intérêt commun, social et environnemental. C’est ce qui permettra d’engager durablement une transition énergétique issue d’une transformation en profondeur de nos modes de production, de distribution et de consommation.

1Conférence de Presse du Général de Gaulle, Palais de l’Elysée, 4 Février 1965

2ib

3Source site du FMI « Droit de tirage spécial (DTS) le 30 septembre 2016 ». www.imf.org. A comparer avec un dollar et un euro qui constituent respectivement environ 64 % et 20 % des réserves monétaires mondiales selon la BCE

4In « Changer l’Europe ». Les économistes atterrés. Chapitre « L’euro peut-il devenir une monnaie internationale de premier rang et contribuer à un système monétaire international plus équilibré ? » par Jean-François Ponsot p 261. Ed Babel Les liens qui libèrent. 2013.

5Voir la page suivante pour plus de précisions http://www.slate.fr/story/47511/allemagne-peur-inflation-histoire

6In « Le capitalisme malade de sa monnaie ». Edouard Husson, Norman Palma, 2009. Ed François-Xavier de Guibert. p 32.

7Ib p 70

8« dumping » pour être clair. Mais moins-disant est je crois plus directement évocateur en français.

9TAFTA – Trans Atlantic Free Trade agreement ; TTIP – Transatlantic Trade and Investment Partnership)

10AEGC ou Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA)

11In « Mythes et réalités sur les tribunaux d’arbitrage privés du traité transatlantique » Le Monde 18 avril 2015. Maxime Vaudano.

12http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/briefing_paper_french_v5_low.pdf#page=5

13 ib. p 93

14Source wikipedia sur la loi Hawley-Smoot

15Phrase de Patrick le Lay, P.D.G de TF1 de 1988 à 2008, extraite de l’ouvrage « Les dirigeants face au changement » Éditions du Huitième jour, préfacé par Ernest-Antoine Seillière (ancien responsable du syndicat d’entrepreneur le Mouvement des Entreprises De France M.E.D.E.F de 1997 à 2005).

16In « La Société du Spectacle ». Guy Debord . Ed. Folio, II-42 p 39.

17La loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 dite « Loi Hamon » Instaure une définition légale du consommateur au sein du Code de la consommation.

18J’emploie le terme mercatique en lieu et place de marketing conformément aux recommandations de l’Académie française et à celle du ministère de l’économie et des finances qui en 2011 en a recommandé l’usage à l’Éducation Nationale.

19« Selon l’enquête Technorati 2011 sur la blogosphère mondiale, 42% des consommateurs utilisent les blogs comme source d’information… et 30% achètent un produit sur la base des informations qu’ils y ont trouvées. » in Libération M. Foin 28-10-12. La loi obligeant le blogueur à indiquer si un article dont il parle est sponsorisé par sa marque.

20In «Le Capital au XXI ° siècle » T. Piketty. Ed. Seuil 2013. p 939

21Les Échos du 9 septembre 2016 : « Aux États-Unis les lobbyistes ont de beaux jours devant eux »

22A condition encore une fois que l’information sur le producteur et sa façon de produire à la fois d’un point de vue social et environnemental, soit accessible et suffisante.

23In « Pantagruel » Rabelais

24Rapport de la Banque Mondiale publié le 8 septembre 2016

25Le Monde.fr 30.04.2015 Par Laetitia Van Eeckhout.